La vue du toit d’un ministère des affaires étrangères entouré par la crue de 1910
La vue du toit d’un ministère des affaires étrangères entouré par la crue de 1910 : une ambiance vénitienne…
Nous sommes le 27 janvier 1910. Ca fait déjà 9 jours que la Seine en crue monte, sans s’arrêter. Tous les seuils d’alerte et de catastrophe sont dépassés. Le ministère des affaires étrangères n’est plus qu’un îlot, déserté par la plupart de ses fonctionnaires.
Dans sa volonté de couvrir au maximum cet événement, le Petit Parisien envoie des reporters sur le terrain. L’un d’eux se rend à l’intérieur du Quai d’Orsay. Le 28 janvier, le journal intitule cet article : « Au quai d’Orsay, Une vision étrange ». Nous reprenons ici, son témoignage écrit.
Description de la situation aux alentours du ministère des Affaires étrangères
« Le ministère des affaires étrangères est depuis hier, presque totalement isolé de Paris. Il ne tient plus au reste de la ville que par une langue de terre du côté de la présidence de la Chambre, et encore, cette langue de terre est-elle gravement compromise.
L’un de nos collaborateurs a réussit à y pénétrer et à y rejoindre quelques uns des rares fonctionnaires qui, auprès de M. Pichon, assurent un service, d’ailleurs, réduit à sa plus simple expression. La porte qui donne sur la rue de l’Université baigne dans un mètre cinquante d’eau ; celle de la rue de Constantine est également inondée ; une véritable cataracte sourd de celle par laquelle, on accède habituellement, quai d’Orsay, au cabinet du ministre. L’autre porte du quai d’Orsay offre une voie qui, hier soir, devenait de plus en plus hasardeuse. Au reste, tout ce quai, miné, travaillé par les eaux, dont on perçoit la méthodique et incessante poussée, est barré au public. »
Ascension dans une ambiance vénitienne
« Nous nous sommes introduits, non sans peine, dans l’immeuble à l’heure du crépuscule. En compagnie de deux aimables fonctionnaires du ministre, nous nous sommes rendus dans la partie de l’édifice qui longe la rue de Constantine, et que M. Pichon fit évacuer mercredi matin. On ne nous garantit point, au surplus, que la stabilité écarte tout péril. De la passerelle qui réunit les deux ailes du palais, le coup d’œil est curieux. Il semble qu’on chemine sur le fameux pont des soupirs, et la longue enfilade des fenêtres évoque vaguement le palais des Doges : il n’est pas jusqu’à la teinte verdâtre de l’eau où flottent mille détritus, qui ne rappellent les canaux de Venise. Un lac d’une sérieuse profondeur s’est formé dans la cour intérieure, baignant la partie menacée. Du haut d’un hangar, un homme – c’est le chef du matériel, surveille les allées et venues d’une barque qui emporte jusqu’au sol ferme la valise diplomatique. »
Poursuite de la montée, dans une ambiance de silence pour arriver à un décor impressionnant
« Mais nous gravissons encore deux étages : un silence sépulcral règne dans le bâtiment qui est déserté depuis vingt quatre heures. Enfin, par un escalier étroit, nous débouchons brusquement sur le toit. Du mince rebord, l’on domine un immense horizon, et le coup d’œil est extraordinaire. De toutes parts, s’étend la nappe liquide, qui monte jusqu’à mi hauteur de la gare des Invalides. Toutes les voies qui traversent la place sont inondées à perte de vue ; on ne discerne point l’extrémité des lignes d’eau qui courent droites entre les maisons et qui semblent illimitées. Tout au bas, dans la rue de l’Université, que nous surplombons à vingt cinq mètres de haut, un bachot chemine lentement, portant un locataire qui cherche à rentrer chez lui. Les réverbères allumés de la veille projettent des lueurs verdâtres dans le jour déclinant du crépuscule. A quelques centaines de mètres, la foule se presse sur les quais, derrière les barrages, formant un trait noir continu.
Le spectacle est inoubliable. On dirait qu’on est loin, loin de Paris, dans une de ces villes mortes que les poètes ont chantées. »
Sortie dans un contexte où la situation s’aggrave
« Mais le soleil descend : il faut quitter notre observatoire. Quand nous sortons du ministère, le quai apparaît plus menacé que jamais.
Ajoutons que les archives diplomatiques officielles ne sont point compromises, car elles se trouvent encore à deux mètres au moins au-dessus du niveau de l’eau. »