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Histoires d'art

Suzanne Valadon et Renoir : Une muse rebelle face à la douceur impressionniste

Lorsque l’on évoque Auguste Renoir, on pense immédiatement à ses figures féminines baignées de lumière, incarnations d’une sensualité douce et charnelle. Parmi les jeunes femmes qui ont posé pour lui, Suzanne Valadon occupe une place particulière. Bien plus qu’un simple modèle, elle s’inscrit dans cette génération de muses montmartroises qui ont non seulement inspiré les peintres, mais ont aussi cherché à s’affranchir de leur statut pour devenir artistes à part entière.

Renoir et Valadon se croisent dans le Montmartre des années 1880, un quartier en pleine effervescence où ateliers et cafés fourmillent de talents émergents. À l’époque, Valadon n’est encore qu’une jeune femme en quête d’indépendance, vivant de petits emplois et fascinée par le monde de l’art. Modèle recherchée pour son visage expressif et son corps sculptural, elle attire rapidement l’attention de plusieurs peintres, dont Renoir, qui trouve en elle l’incarnation parfaite de sa vision de la féminité. Pourtant, leur collaboration ne se limite pas à la pose : aux côtés de Renoir, Valadon observe, apprend, et pose les bases de sa propre carrière de peintre.

Cet article propose d’explorer la relation entre Renoir et Valadon, à travers les œuvres qu’ils ont partagées, l’influence artistique du maître sur son modèle et la manière dont cette dernière, loin de se contenter d’un rôle passif, a su transformer cette expérience en un tremplin vers l’émancipation artistique.

Suzanne Valadon, modèle de Renoir : une muse dans la lumière

Un Montmartre en pleine effervescence

Dans les années 1880, Montmartre est le cœur battant de la vie artistique parisienne. Le quartier attire peintres, écrivains, musiciens et modèles, animant cafés, cabarets et ateliers. C’est dans cet environnement que Suzanne Valadon, alors jeune femme issue d’un milieu modeste, fait ses premiers pas dans le monde de l’art. Après une carrière avortée de trapéziste à la suite d’un accident, elle trouve un nouveau moyen de subsistance en devenant modèle. La pose est alors une activité fréquente parmi les jeunes femmes de Montmartre, qui y voient une opportunité de gagner leur vie tout en côtoyant les artistes.

À cette époque, Valadon fréquente déjà plusieurs ateliers et commence à poser pour des peintres académiques et des artistes montmartrois. Elle attire rapidement l’attention grâce à son regard intense, sa chevelure rousse et son attitude à la fois déterminée et mystérieuse. C’est dans ce contexte qu’elle croise la route d’Auguste Renoir, alors au sommet de son art.

La rencontre avec Renoir : un modèle idéal pour une vision de la féminité

Renoir, dans les années 1880, cherche à capter la lumière et la douceur de la peau féminine avec une approche sensuelle et vibrante. Il peint des jeunes femmes aux formes pleines, aux chairs rosées et lumineuses, incarnant une vision idéalisée de la beauté. Suzanne Valadon correspond parfaitement à cet idéal : son teint clair, sa silhouette élancée et son expressivité font d’elle un modèle recherché.

Elle pose pour plusieurs tableaux de Renoir, dont Danse à Bougival (1883) et Baigneuse blonde (1885). Dans Danse à Bougival, elle incarne une femme en plein mouvement, tournoyant sous les pinceaux du maître impressionniste aux côtés de Paul Lhôte. Son visage, à la fois concentré et passionné, capte l’attention du spectateur et confère au tableau une intensité dramatique. Dans Baigneuse blonde, Renoir l’enveloppe de tons doux et nacrés, mettant en avant l’éclat de sa peau et sa grâce naturelle.

Un modèle, mais aussi une observatrice attentive

Si Valadon accepte de poser pour Renoir, elle ne se contente pas d’être une simple muse. Contrairement à d’autres modèles, elle s’intéresse de près à la technique du peintre et observe avec attention son processus de création. Elle note ses gestes, la manière dont il applique les couleurs, son jeu avec la lumière et les ombres. Renoir, sans forcément en avoir conscience, lui offre une première leçon de peinture.

Dans ses souvenirs, Valadon racontera plus tard combien cette période a été formatrice pour elle. Elle admire la capacité de Renoir à capturer la sensualité des corps et à rendre les textures vivantes. Mais elle est aussi critique : son propre regard sur la féminité diffère profondément de celui du peintre impressionniste. Là où Renoir sublime et adoucit les traits de ses modèles, Valadon préfère plus tard une approche plus brute, plus réaliste, sans chercher à embellir à l’excès.

Cette collaboration avec Renoir marque donc une étape essentielle dans son parcours : d’abord modèle admirée, elle devient progressivement une artiste en devenir, forgeant son propre regard et son propre style en opposition à celui des peintres qui l’entourent.

La transition du modèle à l’artiste : L’influence de Renoir sur l’évolution de Valadon

Un rapport complexe au corps et à la sensualité

La première interaction de Suzanne Valadon avec Renoir, dans un rôle de modèle, nourrit son sens du corps et de la féminité. Ses poses, d’une sensualité indéniable dans les œuvres de Renoir, sont portées par une vision de la femme idéale et pleine de vie. Cependant, au fil du temps, Valadon prend du recul par rapport à l’image qu’elle renvoie dans ces tableaux. Elle remarque la douceur que Renoir apporte à ses modèles, les représentant dans une lumière flatteuse qui gomme certaines aspérités du corps. Cette représentation idéalisée ne correspond pas entièrement à sa perception de la réalité.

Si le corps féminin capturé par Renoir semble flotter dans une perfection de lumière, Valadon cherche à explorer d’autres facettes de cette sensualité : plus brute, plus authentique. Elle commence à s’intéresser aux corps qui ne sont pas toujours dans des poses gracieuses ou dans des moments éthérés, mais dans des gestes naturels, parfois banals ou même douloureux. Ainsi, la représentation du corps féminin chez Valadon s’éloigne de l’image douce et parfumée des tableaux de Renoir pour adopter une approche plus directe, parfois plus rude, qui se concrétisera dans ses premières œuvres en tant qu’artiste.

Les premiers essais en tant qu’artiste

Dès ses premières tentatives de peinture, Valadon cherche à s’émanciper du regard des autres et de l’influence des artistes qui l’ont côtoyée. Bien que Renoir ait joué un rôle essentiel dans son apprentissage, la jeune femme développe peu à peu un style plus personnel et plus audacieux. Elle commence à peindre des portraits et des scènes de genre, mais avec une approche radicalement différente de celle des artistes comme Renoir.

Ses premiers tableaux témoignent de cette évolution. Par exemple, dans Le modèle, Valadon transpose la pose classique du modèle, mais l’interprète de manière plus complexe, avec une frontalité qui fait écho à ses propres sentiments. Elle ne cherche pas à rendre une beauté idéalisée, mais une beauté qui fait écho à l’individualité et à la réalité du modèle. Ce passage à la peinture s’inscrit dans une volonté de capturer la vérité du corps humain, même dans sa brutalité, son exubérance ou ses imperfections.

Les œuvres influencées par Renoir : une quête de représentation plus authentique

Si Suzanne Valadon a appris à maîtriser certaines techniques auprès de Renoir, elle se distingue par une forme de rébellion contre cette vision idéalisée des femmes. Cette rupture commence à se manifester dans ses portraits et ses natures mortes. Par exemple, dans La blanchisseuse (1888), un tableau qui pourrait faire écho aux œuvres de Renoir, Valadon représente une femme dans un travail quotidien, loin de l’archétype de la sensualité figée dans les toiles de l’impressionniste. Le corps de la blanchisseuse est celui d’une femme forte et fatiguée, mais son travail est mis en valeur sans détourner l’attention sur sa grâce. Cette approche pragmatique du corps féminin et du quotidien diffère de la représentation floutée et éthérée des modèles de Renoir.

Valadon devient ainsi, au fur et à mesure de ses créations, un pivot entre l’idéalisation du corps féminin et une réalité plus crue. En ce sens, l’influence de Renoir a été fondatrice, mais ce dernier est aussi le point de départ de la rébellion de Valadon contre un certain type de représentation du corps et de la femme dans l’art. Elle expérimente, en repoussant les limites imposées par son ancien maître, tout en apportant sa propre vision du monde.

La femme active et le corps en mouvement

Une autre des influences majeures de Renoir sur Valadon est sa capacité à rendre le corps féminin en mouvement. Dans plusieurs de ses tableaux, Renoir cherche à capter la fluidité et la vie de ses sujets, les plongeant dans un monde où la lumière semble caresser leur peau. Cette idée du corps en mouvement, vibrant sous les coups de pinceau, imprégnée dans la première époque de la carrière de Valadon, restera un fondement de sa propre peinture.

Cependant, à partir du moment où elle devient elle-même peintre, Valadon infuse cette approche avec des éléments de son vécu : en tant que trapéziste et modèle, elle connaît le travail du corps, la souffrance parfois, mais aussi l’élan et l’énergie. Elle donnera ainsi naissance à une œuvre qui capte des mouvements plus fragiles ou plus sombres que ceux de Renoir. Mais elle n’oublie jamais l’importance de rendre les corps vibrants de vie, qu’ils soient capturés dans l’exercice d’un travail quotidien ou dans un moment de détente.

Cette tension entre la lumière de Renoir et l’introspection plus brute de Valadon nourrit sa peinture, créant une vision nuancée du corps féminin, qu’elle explore avec un regard acéré et une aisance technique qu’elle perfectionne au fil des années.

Le legs de Renoir : L’art de Valadon et la réinvention du modèle féminin

L’émancipation artistique de Valadon : Une nouvelle vision du modèle

Le passage de Suzanne Valadon du rôle de modèle à celui d’artiste n’est pas seulement un changement de position dans l’espace du tableau, mais aussi une transformation radicale de la manière dont elle perçoit la femme et son corps dans l’art. L’influence de Renoir, bien que fondamentale dans sa formation, n’a pas été une contrainte : elle l’a intégrée et l’a ensuite transcendée. Alors que Renoir aimait capturer la lumière, la douceur et la grâce des femmes dans ses toiles, Valadon, elle, cherche à redéfinir cette image.

En tant que peintre, Valadon apporte une touche d’individualité et de complexité à ses modèles. Contrairement aux femmes sensuelles et idéalisées de Renoir, ses figures féminines sont empreintes de réalisme et de caractère. Dans ses portraits, elle ne se contente pas de peindre une beauté traditionnelle ou d’idéaliser ses modèles, elle capture leur personnalité, leurs émotions et leurs mouvements. Un exemple marquant est La femme nue, un portrait de 1900 dans lequel Valadon peint une femme nue d’un réalisme brut et naturel, à l’opposé des poses douces et subtiles de Renoir. Elle choisit d’explorer le nu dans sa matérialité, sans chercher à échapper à la réalité.

Les femmes dans les œuvres de Valadon : De la maternité à la sensualité

Valadon, dans ses créations, développe aussi une approche unique du corps féminin. Elle ne cherche pas à en faire un objet de contemplation passive, comme c’était souvent le cas dans les œuvres de Renoir. La maternité, la vieillesse, la souffrance et la sensualité sont des thèmes qui traversent son œuvre, et qui s’opposent souvent à la représentation classique et idéalisée de la femme. Par exemple, dans ses célèbres tableaux La mère et l’enfant ou La nourrice, elle met en avant des femmes dans des situations de la vie quotidienne, loin des mythes de la beauté et de la jeunesse éternelle. L’influence de Renoir se manifeste, certes, dans le souci de la lumière, mais cette lumière sert ici à rendre le corps dans toute sa complexité, avec ses aspérités, sa sensualité et ses émotions.

Dans cette volonté d’humaniser ses modèles, Valadon va au-delà de la simple reproduction de la figure féminine et cherche à transcender les images traditionnelles de la femme, qu’il s’agisse de la femme au travail, de la femme maternante, ou de la femme fatiguée. Elle explore ainsi un répertoire visuel plus large, plus nuancé que celui de Renoir, tout en gardant une maîtrise parfaite de la lumière et de la composition.

Renoir et Valadon : La continuité et la rupture

En analysant la relation entre Renoir et Valadon, il est possible de voir une sorte de passage de relais, une relation de mentorat qui, tout en étant marquée par la reconnaissance de l’enseignement de Renoir, prend une dimension plus personnelle avec le temps. Renoir a permis à Valadon de comprendre le langage pictural de la lumière et de la couleur. Cependant, Valadon ne s’est jamais contentée de reproduire ce qu’elle avait appris. Son propre travail sur le corps féminin, qui va de la sensualité du nu à la figure plus ordinaire et moins idéalisée, manifeste cette volonté de renouveler l’approche du modèle féminin dans l’art.

Renoir, dans son parcours, a su créer une image de la femme qui est devenue un archétype de la beauté dans l’impressionnisme. Mais Valadon, à travers ses tableaux, a déchiré cet archétype pour offrir une représentation plus proche de la réalité vécue par les femmes. Cette rupture dans la représentation du corps féminin, cette réinvention, est ce qui permet à Valadon de se distinguer de son maître tout en restant profondément marquée par sa lumière et son approche du corps.

L’héritage de Renoir dans l’œuvre de Valadon

L’héritage de Renoir chez Valadon est manifeste à travers sa technique et son usage de la couleur, mais la véritable innovation réside dans sa manière de traduire la complexité humaine dans ses portraits et ses scènes de genre. Si Renoir voyait dans le corps féminin une forme de poésie sensuelle, Valadon le perçoit comme un terrain de confrontation, d’exploration et d’humanité brute. Elle donne à ses figures féminines une profondeur psychologique et émotionnelle, qu’elles soient jeunes, vieilles, seules ou accompagnées. C’est cette capacité à rendre l’intimité des figures qui définit son style et qui permet à ses œuvres de se distinguer dans l’histoire de l’art.

Ainsi, l’influence de Renoir est omniprésente, mais elle est aussi mise en tension par l’indépendance créative de Valadon, qui réussit à réinventer le genre du portrait féminin en s’éloignant de la douceur et de l’idéalisation, pour nous offrir une vision plus réaliste, tout en restant ancrée dans une lumière qu’elle aura héritée de Renoir.

Valadon et Renoir : Le corps et la lumière, une dualité

L’impact de la lumière : Une transformation dans le traitement de la peau et des textures

Le travail de Renoir est essentiellement axé sur l’étude de la lumière et sa capacité à révéler la texture des formes, en particulier celles du corps humain. Cette lumière, douce et diffuse, devient pour lui un moyen d’exprimer la sensualité et la beauté féminine. Lorsqu’il peint ses modèles, il capte les nuances subtiles de la peau, les jeux d’ombres et de lumière qui viennent adoucir les contours du corps, rendant ses figures sensuelles et presque éthérées.

Pour Valadon, bien qu’elle hérite de cet usage de la lumière, sa propre approche se distingue par un traitement plus terre à terre, plus brut. La lumière chez Valadon ne s’emploie pas pour adoucir les traits mais pour donner une force et une matérialité à la figure humaine. Dans ses portraits de femmes, comme dans La femme nue (1900), Valadon utilise la lumière pour accentuer les formes, pour marquer les plis de la peau et les imperfections qui font partie de l’expérience humaine. Elle réintègre ainsi une certaine vérité du corps, parfois austère, parfois tendrement humaine, sans chercher à le transformer en un idéal de beauté. Son travail témoigne de la volonté de rendre hommage à la réalité des corps et des émotions humaines.

La lumière comme médium de la subjectivité féminine

Alors que Renoir explorait le corps féminin avec une douceur infinie, une recherche du sublime et du délicat, Valadon cherche à exprimer les complexités émotionnelles et psychologiques de ses modèles à travers des jeux de lumière plus contrastés et plus francs. Dans certaines de ses œuvres, la lumière devient presque un moyen de capturer des instantanés de vie, et chaque modèle semble habité d’une force individuelle qui transcende la simple représentation du corps féminin. En cela, elle renouvelle le regard porté sur la femme, tout en empruntant les outils d’expressions picturales qu’elle a appris avec Renoir.

Dans Le portrait de la mère (1898), l’intensité de la lumière qui éclaire la figure féminine et les ombres profondes créent un contraste net entre l’intimité et la force, deux aspects que Renoir, dans ses portraits de femmes, traitait de manière plus harmonieuse et plus uniforme. Valadon, elle, met en avant cette dualité, apportant une dimension plus profonde, plus marquée, au regard féminin.

Le nu chez Valadon : Une exploration de l’intimité féminine avec des influences de Renoir mais une indépendance affirmée

Là où Renoir donne au nu féminin un aspect rêveur et fluide, Valadon s’intéresse à une dimension plus concrète et plus physique de la nudité. Ce n’est pas une simple beauté esthétique qu’elle recherche, mais plutôt une incarnation du corps féminin dans sa vérité la plus pure. Dans ses tableaux comme La femme allongée (1903), l’absence d’artifice et de pose glamour est manifeste. Elle peint ses figures nues comme elles sont, sans chercher à adoucir la dureté de certaines postures ou la réalité de la peau.

Ce traitement du nu, tout en conservant une certaine influence de l’utilisation de la lumière par Renoir, fait le portrait d’une sensualité bien différente : une sensualité plus intense, plus poignante et davantage marquée par l’expérience du modèle. Les figures de Valadon, qu’elles soient nues ou habillées, ne sont pas uniquement des objets du désir ; elles deviennent des personnages dotés de leur propre histoire, de leur propre subjectivité.

La sensualité réinterprétée : de l’idéalisation au réalisme brut

L’une des plus grandes ruptures de Valadon avec l’esthétique de Renoir réside dans la manière dont elle réinterprète la sensualité. Pour Renoir, la sensualité était une quête idéale, un hommage à la beauté féminine dans sa forme la plus pure. Chaque courbe du corps féminin était magnifiée par une lumière douce et un flou qui rendaient l’objet féminin désiré et inaccessible. Cette quête de l’idéal féminin était un idéal de beauté et de poésie.

Chez Valadon, la sensualité, si elle est toujours présente, n’est pas idéalisée. C’est une sensualité plus brute, plus tangible. En peinture, elle s’efforce de rendre le corps féminin sous des angles plus tangibles, plus proches du spectateur, parfois même presque brutaux. Les courbes et les formes sont exaltées, mais non idéalisées. La sensualité n’est pas une abstraction mais une réalité physique, parfois crue, parfois pudique, mais toujours incarnée.

Cela s’observe dans ses portraits où l’expression du corps est plus significative que l’apparence elle-même. Elle peint des modèles qui ne sont pas des créatures de rêve, mais des femmes de chair, de pensées et d’émotions, d’où émergent des portraits de figures féminines complexes, capables de susciter l’empathie du spectateur. Le réalisme de Valadon, en ce sens, redonne au corps féminin sa place d’être humain avant d’être un objet esthétique.

Le passage de témoin : Renoir, Valadon et la réévaluation du nu féminin

Ainsi, bien que Valadon ait intégré les enseignements de Renoir, elle s’en est affranchie pour donner au nu féminin une profondeur nouvelle, éloignée de l’idéalisation. Sa quête ne réside plus dans l’extase esthétique mais dans la réalité nue du corps humain. Le nu devient pour elle un espace d’expression, une manière de dépeindre l’émotion et la puissance d’un corps qui n’est plus seulement vu comme un objet de désir.

Ce changement de perspective marque une réévaluation radicale de la représentation du corps féminin dans l’art. Le passage de Renoir à Valadon illustre ainsi l’évolution de l’art de la fin du XIXe siècle vers un regard plus critique et plus introspectif, plus humanisé aussi, sur la place de la femme dans la société et dans l’art.

Valadon et Renoir : Le Corps Féminin et la Transformation de l’Idéal

Le corps féminin comme espace de création : De l’idéal à la réalité

Alors que Renoir continue d’embrasser l’idéalisation du corps féminin jusqu’à la fin de sa carrière, avec des courbes fluides et un charme raffiné, Valadon, elle, est plus radicale dans son approche. Le corps féminin chez Valadon ne se fond pas dans des gestes ou des poses idéalisées, mais se trouve dans la simplicité et la vérité du quotidien, dénudé de ses ornementations. Elle fait le pari de la vulnérabilité du corps, sans chercher à l’embellir par des artifices. Les figures féminines de Valadon, comme celles des Femme nue ou La Femme allongée, sont des représentations d’une sensualité moins lisse et plus palpable, souvent marquées par des tensions, des poses désinhibées ou même une certaine étrangeté dans les postures. Chaque détail, chaque plissement de la peau semble raconter une histoire plus intime et plus personnelle, loin des fantasmes classiques de l’art académique.

Cette différence d’approche entre Valadon et Renoir réside dans le passage d’une sensualité idéaliste à une sensualité plus expressive et personnelle. Renoir parvient à sublimer la femme, la présentant sous un angle plus esthétique et plus déconnecté de la réalité. Valadon, en revanche, l’ancre dans le monde physique, dans une forme qui parle de la vraie vie et de ses complexités, parfois douloureuses, parfois joyeuses. Cela implique une nouvelle manière de regarder la femme et de la comprendre, en tant qu’être humain complet et complexe, et non seulement comme un idéal esthétique.

Le regard de Valadon sur la maternité : Une évolution par rapport à Renoir

L’un des aspects les plus frappants de l’évolution du corps féminin dans les œuvres de Valadon est la représentation de la maternité. Alors que Renoir avait l’habitude de peindre des mères et des enfants dans des scènes pleines de douceur et de tendresse, presque irréelles, Valadon aborde la maternité sous un angle plus direct, plus physique et, parfois, plus brutal. Dans son œuvre La mère et l’enfant (1909), elle explore la relation entre la mère et l’enfant dans un cadre plus terre à terre, plus vrai dans sa représentation du lien physique et émotionnel. Ce contraste avec les représentations de Renoir, où la maternité apparaît toujours douce et idéalisée, met en lumière une nouvelle vision du corps féminin. Valadon introduit la dimension d’une relation plus intime et tangible, où la féminité et la maternité deviennent des expériences humaines pleines de complexités et de résonances émotionnelles.

Renoir et l’influence de Valadon : Un héritage réciproque

Bien que Renoir ait été un mentor et un influenceur important pour Valadon, on peut également observer un échange réciproque entre les deux artistes. Valadon, en développant ses propres styles et en prenant des libertés vis-à-vis de son maître, finit par redonner à Renoir une dimension plus authentique dans ses portraits féminins. Cela est particulièrement manifeste dans certaines œuvres tardives de Renoir, telles que Les Baigneuses ou La Baigneuse (1883), où une gestuelle plus dynamique et des éclairages plus contrastés semblent être inspirés par l’approche plus réaliste de Valadon. Il est évident que la diversité des techniques et des idées entre les deux artistes a permis à Renoir de se renouveler, même si ce dernier restait fidèle à une vision plus idéalisée.

D’ailleurs, cette relation de maître à élève se traduit dans leur collaboration artistique, dans la façon dont ils se nourrissent l’un l’autre. Renoir a vu en Valadon plus qu’une simple muse ; il a reconnu en elle un talent certain, et cela se reflète dans ses propres travaux de manière plus dynamique et plus expressive. Cependant, l’influence la plus marquante de Valadon sur Renoir semble résider dans la manière dont elle permet à son maître de s’éloigner quelque peu des contraintes académiques et de s’aventurer dans des terrains moins figés. Renoir prend ainsi un peu plus de liberté dans ses choix stylistiques, s’aventurant vers des compositions plus audacieuses, plus personnelles, grâce à l’influence de Valadon.

Conclusion : L’Art d’une Femme Libérée de l’Idéalisation

Au final, la relation artistique entre Suzanne Valadon et Pierre-Auguste Renoir est marquée par une complémentarité créative unique. D’un côté, Renoir continue de valoriser une sensualité douce et lissée, représentant un idéal de beauté féminine ; de l’autre, Valadon apporte une rupture en redéfinissant cette beauté, la rendant plus physique, plus brute, mais toujours aussi captivante dans sa réalité. Leur interaction est l’exemple d’une évolution dans la représentation du corps féminin au tournant du XIXe et du XXe siècle. Alors que Renoir cherchait à préserver l’idéalisation, Valadon apportait une nouvelle forme de sensualité plus ancrée dans la vérité, influençant ainsi son propre travail ainsi que celui de Renoir.

Ainsi, l’héritage de Valadon dépasse les simples frontières de la peinture : elle est le reflet d’une époque où la place de la femme dans l’art et la société se redéfinissait, et où la représentation du corps humain, qu’il soit féminin ou masculin, s’ouvrait à des interprétations plus diversifiées et plus honnêtes. Son travail, nourri par l’apprentissage auprès de Renoir, mais également par ses propres choix stylistiques et idéologiques, a laissé une empreinte durable dans l’histoire de l’art.

Sources bibliographiques :

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