Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires d'art

Suzanne Valadon et Puvis de Chavannes : quand la rigueur académique rencontre l’esprit montmartrois

Dans l’histoire de l’art, certaines rencontres, parfois discrètes, jouent un rôle fondamental dans l’évolution d’un artiste. Celle de Suzanne Valadon et de Pierre Puvis de Chavannes en est un exemple frappant. Lorsque la jeune femme entre dans l’atelier du maître symboliste en tant que modèle, elle est encore loin de s’imaginer qu’elle deviendra elle-même une peintre reconnue. Fille du peuple, autodidacte, Valadon se nourrit des expériences et des regards des artistes qu’elle côtoie. Puvis de Chavannes, quant à lui, est une figure incontournable de la peinture académique de la fin du XIXe siècle, admiré pour ses fresques aux figures idéalisées et à la palette douce.

Leur collaboration, bien que brève, marque une étape essentielle dans le parcours de Suzanne Valadon. Au contact de l’univers rigoureux de Puvis de Chavannes, elle affine son regard sur la composition, la ligne et la construction des corps. Pourtant, elle choisira une voie radicalement différente, s’éloignant de l’idéalisation académique pour embrasser une peinture plus brute, plus expressive, en rupture avec les canons esthétiques de son temps.

Comment cette rencontre a-t-elle influencé les premières années de Valadon ? Dans quelle mesure le passage dans l’atelier de Puvis de Chavannes a-t-il nourri son apprentissage, tout en accentuant son désir d’émancipation artistique ? Cet article revient sur le lien entre ces deux artistes, à la fois opposés et connectés, et sur la manière dont Valadon s’est forgé une identité picturale propre, loin des principes académiques de son premier maître.

Une rencontre entre deux mondes

Lorsque Suzanne Valadon pose pour Pierre Puvis de Chavannes, elle n’est encore qu’une jeune femme en quête de stabilité, cherchant à s’extraire de sa condition modeste par le biais du monde artistique. Née Marie-Clémentine Valadon en 1865 à Bessines-sur-Gartempe, elle grandit à Montmartre, quartier alors foisonnant d’artistes et de bohèmes. Après une enfance marquée par la précarité, elle devient apprentie couturière avant de se tourner vers le spectacle. Un temps trapéziste, elle doit abandonner cette carrière après une chute qui la contraint à trouver une autre voie. C’est ainsi qu’elle entre dans le monde des ateliers en tant que modèle, une activité qui lui permet de fréquenter les artistes et d’observer leurs techniques de près.

Puvis de Chavannes, un maître de la peinture symboliste

À cette époque, Pierre Puvis de Chavannes est une figure incontournable du monde de l’art officiel. Né en 1824, il s’impose comme un maître du symbolisme et de la peinture monumentale, influencé par les fresques italiennes de la Renaissance. Son style épuré, aux couleurs pastel et aux lignes idéalisées, est très prisé par l’État, qui lui commande de nombreuses décorations murales pour des bâtiments prestigieux comme le Panthéon ou l’Hôtel de Ville de Paris. Dans ses œuvres, les figures féminines sont souvent allégoriques, incarnant des idées ou des vertus plus que des individus réels.

C’est dans ce contexte que Suzanne Valadon entre dans son atelier comme modèle. Pour une jeune femme issue du peuple, poser pour un artiste de cette envergure constitue une opportunité rare. Cependant, au-delà de l’aspect matériel, ce passage dans l’atelier d’un maître académique marque un premier contact avec un art maîtrisé, une construction rigoureuse des formes et une exigence dans le dessin qui influenceront son propre regard.

De Marie à Suzanne : un changement de nom, un début de transformation

C’est à cette période que la jeune femme abandonne son prénom de naissance, Marie, pour adopter celui de Suzanne. Ce choix n’est pas anodin. Dans l’imaginaire collectif, Suzanne renvoie à l’épisode biblique de Suzanne et les vieillards, où une femme vertueuse est injustement accusée après avoir repoussé les avances de deux hommes influents. Ce nom évoque donc à la fois la beauté féminine, le regard posé sur les modèles, mais aussi une forme de résistance aux normes imposées. Il marque, chez Valadon, une première affirmation d’identité, une manière de s’inscrire dans le monde de l’art en se forgeant un personnage.

Si Suzanne Valadon n’a pas laissé de témoignage écrit sur cette période, il est probable que son passage dans l’atelier de Puvis de Chavannes ait nourri sa propre approche du dessin et de la peinture. Elle observe la manière dont il travaille les lignes et construit ses compositions, et, bien que son style futur s’opposera radicalement à l’académisme du maître, elle en tire une solide formation. Mais très vite, ce cadre rigide ne lui suffit plus. Contrairement aux figures féminines éthérées et distantes des fresques de Puvis, Valadon aspire à un art plus incarné, plus ancré dans le réel. Cette opposition entre leur conception de la peinture annonce déjà son désir d’émancipation, qui se poursuivra dans son parcours artistique.

Loin de se limiter au rôle de modèle passif, elle profite de ces expériences pour affûter son regard et se rapprocher d’autres artistes, notamment ceux du Montmartre bohème, où elle trouvera une toute autre forme d’inspiration.

Un apprentissage entre académisme et désir d’émancipation

Dans l’atelier de Puvis de Chavannes : un modèle sous contrainte

Lorsque Suzanne Valadon pose pour Pierre Puvis de Chavannes, elle entre dans un monde bien différent de celui des artistes montmartrois. Peintre reconnu par l’Académie, Puvis de Chavannes travaille avec des modèles pour construire ses compositions monumentales, mais son approche diffère de celle des peintres de plein air ou des artistes de la vie bohème. Son objectif n’est pas de capturer un corps dans sa singularité, mais de s’en servir comme base pour créer des figures idéalisées, souvent allégoriques.

Suzanne devient ainsi l’un de ces modèles anonymes qui peuplent ses fresques. Mais contrairement aux autres, elle ne se contente pas d’un rôle passif. Dans l’atelier, elle observe avec attention la manière dont Puvis élabore ses compositions, la rigueur de son dessin, la sobriété des couleurs et l’équilibre des formes. Ce premier apprentissage est essentiel : il lui offre une base académique solide, lui permettant de comprendre la construction d’un tableau et l’importance de l’harmonie visuelle.

Toutefois, cette expérience s’accompagne aussi de frustration. L’univers de Puvis est celui d’une peinture figée, où les corps féminins sont souvent transformés en figures mythologiques ou en allégories abstraites. Suzanne, qui a connu la scène et le mouvement en tant que trapéziste, ressent sans doute le poids de cette immobilité imposée. Elle, qui aime la force et l’énergie des corps en action, se trouve enfermée dans des postures convenues, destinées à incarner des idéaux plus que des êtres de chair et de sang.

Un tournant : de l’observation à la pratique

C’est sans doute cette rigidité qui pousse Suzanne Valadon à s’éloigner progressivement de l’académisme pour chercher une autre voie. Son passage chez Puvis de Chavannes lui donne une base technique, mais il renforce aussi son désir d’indépendance. Elle commence à dessiner en secret, profitant de sa position de modèle pour étudier la manière dont les peintres construisent leurs œuvres.

Dans les marges de ses carnets, elle esquisse des figures, affine son trait, expérimente. Elle n’a alors pas encore les moyens d’accéder à une formation académique – les écoles de beaux-arts sont encore largement fermées aux femmes – mais elle se forme dans l’ombre, en autodidacte. Ce processus, bien que lent, marque déjà une rupture avec le destin classique des modèles féminins. Contrairement à la majorité de celles qui posent dans les ateliers, Suzanne ne se contente pas d’être regardée : elle apprend à regarder elle-même, à analyser, à comprendre.

L’opposition entre le style de Puvis et l’évolution future de Valadon

Si Puvis de Chavannes lui offre une première formation visuelle, l’art de Valadon s’en éloignera radicalement par la suite. Là où Puvis cherche l’idéalisation et la douceur, Valadon revendiquera la rugosité et la vérité des corps. Là où Puvis efface les singularités pour tendre vers l’allégorie, Valadon mettra en avant les imperfections et la force expressive des visages et des silhouettes.

Ce passage dans l’atelier du maître symboliste marque donc une étape formatrice, mais aussi une confrontation entre deux visions de l’art. D’un côté, une peinture académique qui sublime le corps féminin en l’éloignant du réel ; de l’autre, un regard qui cherche à restituer la puissance brute du vivant. Cette tension entre idéalisation et réalisme, entre contrainte et liberté, accompagnera toute l’évolution de Suzanne Valadon, qui fera de son propre corps et de son expérience un sujet central de son art.

Son apprentissage, bien que silencieux et discret, prépare ainsi les bases de son émancipation future. Car si elle commence comme modèle dans l’atelier de Puvis, elle ne tardera pas à s’affranchir de ce rôle pour devenir elle-même artiste, imposant une vision du corps féminin bien différente de celle à laquelle elle avait été soumise.

De modèle à artiste : l’émancipation d’une vision personnelle

L’affranchissement progressif du rôle de modèle

Si l’atelier de Puvis de Chavannes lui offre un premier cadre formateur, Suzanne Valadon ne s’y attarde pas indéfiniment. Son tempérament indépendant et son refus de se laisser enfermer dans un rôle passif la poussent à explorer d’autres cercles artistiques. Elle continue à poser pour d’autres peintres, mais cette fois avec une conscience accrue du fonctionnement de leur travail. Son passage chez Puvis lui a appris la rigueur du dessin, mais elle est attirée par des artistes qui traitent le corps avec plus de spontanéité et d’émotion.

C’est ainsi qu’elle se rapproche du monde des impressionnistes et post-impressionnistes, notamment d’Auguste Renoir et d’Henri de Toulouse-Lautrec. Chez eux, elle trouve une représentation du corps plus vivante, plus vibrante, plus proche de la réalité du monde qui l’entoure. Cette nouvelle approche conforte son désir d’expression personnelle : elle ne veut plus être uniquement une muse, elle veut créer.

À cette époque, rares sont les femmes qui parviennent à s’imposer en tant qu’artistes indépendantes. Les écoles d’art leur sont fermées ou ne leur donnent qu’un accès limité, et leur place dans le monde de la peinture reste largement cantonnée à celle de modèles ou de mécènes. Suzanne Valadon, pourtant, ne se résigne pas. Elle poursuit son apprentissage seule, développant une pratique du dessin qui, bien que marginale dans ses débuts, ne tarde pas à attirer l’attention de certains peintres.

Les encouragements de Toulouse-Lautrec et Degas : un tournant décisif

L’une des figures déterminantes dans cette transition est Henri de Toulouse-Lautrec. Il ne se contente pas de la représenter dans ses œuvres – comme dans La Buveuse, où elle apparaît avec son regard acéré et son attitude farouche –, il la considère aussi comme une artiste en devenir. Conscient de son potentiel, il l’encourage à poursuivre ses dessins, à perfectionner son trait, à affirmer son propre regard sur le monde.

Mais c’est surtout Edgar Degas qui jouera un rôle crucial dans son émancipation. Il est l’un des premiers à reconnaître la force de son talent et à l’encourager à aller plus loin. Contrairement à Puvis de Chavannes, qui imposait une vision figée et idéalisée du corps féminin, Degas valorise le mouvement, la spontanéité, la tension du geste. Il incite Valadon à explorer ces aspects dans son propre travail, à dépasser la simple étude académique pour développer une écriture plus personnelle.

C’est grâce à lui que Valadon ose véritablement se considérer comme une artiste à part entière. Il lui achète ses premiers dessins, lui prodigue des conseils, et surtout, il lui apporte une forme de reconnaissance qui lui ouvre des perspectives nouvelles. Avec Degas, elle comprend que son regard unique, forgé par son expérience de modèle et par sa propre trajectoire de vie, peut trouver une place dans le monde de l’art.

Un regard singulier sur le corps féminin

L’influence de Puvis de Chavannes, bien que formatrice, est peu visible dans l’œuvre mature de Valadon. Là où lui cherchait la douceur et l’élévation, elle revendique la rudesse et la matérialité des corps. Son expérience de modèle lui a permis d’étudier de près la manière dont les artistes masculins regardaient les femmes, et c’est précisément cette posture qu’elle renverse dans ses propres toiles.

Dans ses nus, elle refuse la complaisance esthétique et les conventions académiques. Contrairement aux représentations idéalisées de Puvis, où les femmes se fondent dans des compositions allégoriques, Valadon peint des corps vivants, pleins de relief et d’épaisseur. Ses modèles – souvent elle-même ou des femmes de son entourage – ne sont pas passifs ni éthérés : ils existent avec une présence brute, assumée, marquée par le poids du réel.

Elle reprend ainsi le contrôle d’une image qui, jusque-là, lui avait été imposée. Après avoir été regardée, elle devient celle qui regarde, qui capte les formes, qui restitue le corps féminin avec une honnêteté radicale. Ce basculement est essentiel : il ne s’agit plus d’un simple passage du statut de modèle à celui d’artiste, mais d’une réécriture complète du rapport entre l’art et le féminin.

Conclusion : Un apprentissage qui mène à l’émancipation

L’atelier de Puvis de Chavannes a offert à Suzanne Valadon une première initiation aux règles académiques du dessin et de la composition. Mais cette formation a aussi souligné, en creux, ce à quoi elle voulait échapper : une vision figée, distante, où le corps féminin était réduit à un archétype esthétique.

Grâce à son passage chez des artistes plus modernes comme Toulouse-Lautrec et Degas, elle a pu s’affranchir de ces carcans et développer un style personnel, puissant, où le corps, loin d’être idéalisé, est représenté dans toute sa réalité, avec sa force et ses imperfections.

De modèle, elle est devenue artiste, non seulement en peignant à son tour, mais surtout en imposant un regard nouveau sur le féminin. Là où elle avait été utilisée comme un simple support pour l’art des autres, elle s’est réapproprié son image, son corps, et a redéfini la place des femmes dans la création artistique. Son parcours illustre ainsi, bien au-delà de sa propre trajectoire, l’émergence d’une subjectivité féminine dans un monde pictural encore dominé par le regard masculin.

Sources bibliographiques :

Vincent, Jean-Didier. Suzanne Valadon : Une vie libre. Paris : Albin Michel, 2009.

Bonafoux, Pascal. Suzanne Valadon. Paris : Éditions Terrail, 1996.

Price, Aimée Brown. Puvis de Chavannes. New Haven : Yale University Press, 2010.

“Suzanne Valadon.” Wikipédia, dernière modification le 3 février 2024.

“Suzanne Valadon.” Encyclopædia Universalis.

“Suzanne Valadon …le modèle.” L’Ocre Bleu, consulté en février 2025.

“Marie Coca et sa fille.” Musée des Beaux-Arts de Lyon.