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Le spiritisme chez les frères Goncourt : de la table tournante à la plume tremblante

À la fin du XIXe siècle, le spiritisme envahit les salons parisiens, fascinant autant qu’il intrigue. Expériences médiumniques, tables tournantes et communications avec l’au-delà deviennent des divertissements mondains, mais aussi des sujets d’interrogation pour les écrivains et intellectuels. Parmi eux, Edmond et Jules de Goncourt, observateurs acérés de leur époque, ne restent pas indifférents à ce phénomène.

Témoins privilégiés de cette mode ésotérique, les frères Goncourt s’intéressent au spiritisme avec un mélange de curiosité et de scepticisme. Si l’étrange et l’invisible les captivent, ils ne manquent pas d’en souligner les excès et les ridicules. Leur Journal, véritable chronique du XIXe siècle, regorge d’anecdotes sur ces séances où se mêlent croyance, illusion et théâtralité. Mais au-delà du simple témoignage, le spiritisme imprègne aussi leur œuvre, nourrissant leur fascination pour le mystère, la décadence et les âmes tourmentées.

Entre mode passagère et quête de l’inconnu, quelle place le spiritisme occupe-t-il réellement chez les frères Goncourt ? Reflète-t-il une véritable interrogation sur l’au-delà ou n’est-il qu’un spectacle supplémentaire dans la grande comédie du monde ?

Le contexte du spiritisme au XIXe siècle

Au milieu du XIXe siècle, le spiritisme s’impose en France comme un phénomène de société. Initié aux États-Unis par les sœurs Fox, célèbres pour leurs séances de communication avec les esprits en 1848, ce courant traverse rapidement l’Atlantique et trouve un écho particulier dans les cercles intellectuels et mondains parisiens. En 1857, Allan Kardec publie Le Livre des Esprits, posant les bases théoriques du spiritisme et lui conférant une légitimité nouvelle, entre science expérimentale et quête métaphysique.

Dans ce contexte, la fascination pour l’au-delà gagne les élites littéraires et artistiques. Victor Hugo, exilé à Jersey, se prête à des séances de tables tournantes où il dit converser avec des figures illustres comme Shakespeare ou Napoléon. Camille Flammarion, astronome et vulgarisateur scientifique, s’intéresse aux phénomènes paranormaux avec un regard mêlant curiosité et rigueur. Quant à Théophile Gautier, il perçoit dans le spiritisme un prolongement du romantisme noir, où le fantastique et l’étrange s’invitent dans la réalité.

Mais le spiritisme n’est pas qu’un simple divertissement intellectuel. Il s’inscrit dans une époque marquée par des bouleversements profonds. Les avancées scientifiques – de la photographie au magnétisme – alimentent l’idée que l’invisible peut être capturé et étudié. Parallèlement, la montée du positivisme d’Auguste Comte, qui prétend reléguer les croyances irrationnelles au passé, suscite en réaction un regain d’intérêt pour l’ésotérisme et le surnaturel. Dans ce climat de tension entre raison et mystère, le spiritisme devient un terrain d’expérimentation autant qu’un sujet de débat.

C’est dans cette effervescence que les frères Goncourt évoluent. Observateurs attentifs de leur époque, ils fréquentent les cercles mondains où les expériences spirites sont à la mode. Leurs écrits témoignent de l’impact du spiritisme sur les esprits de leur temps, mais aussi de leur propre ambivalence face à ce phénomène. Fascinés par le bizarre et le décadent, ils trouvent dans ces pratiques un reflet des obsessions et des contradictions de la société du Second Empire et de la Troisième République. Mais s’agit-il pour eux d’une réelle adhésion ou d’une simple curiosité moqueuse ?

Les frères Goncourt et leur rapport au spiritisme

Si Edmond et Jules de Goncourt ne sont pas des spirites convaincus, ils n’en demeurent pas moins intrigués par l’essor de cette croyance et par l’engouement qu’elle suscite dans les milieux qu’ils fréquentent. Dans leur Journal, véritable laboratoire de la vie intellectuelle du XIXe siècle, ils consignent leurs observations sur les séances spirites, les personnages qui s’y adonnent et l’impact de cette mode sur la société parisienne.

Leur curiosité pour le spiritisme s’explique d’abord par leur fascination pour l’étrange et le morbide. Amateurs d’art raffiné et d’atmosphères décadentes, ils apprécient les récits où le réel bascule dans l’inexpliqué. L’idée d’une communication avec les morts, d’un voile levé sur l’invisible, entre en résonance avec leur goût pour l’évocation du passé et des figures disparues. Mais ce qui les captive surtout, c’est le spectacle social que représente le spiritisme : ces salons où des personnalités influentes prêtent foi aux manifestations surnaturelles, où l’on fait tourner les tables dans des décors cossus, où le frisson du mystère se mêle au plaisir mondain de la conversation.

Le Journal des Goncourt regorge de notations ironiques sur ces séances où l’on invoque des esprits parfois bavards, parfois muets, mais toujours adaptés aux attentes de l’assemblée. Ils se plaisent à croquer le portrait de médiums à la réputation sulfureuse, de dames de la haute société en quête de révélations mystiques, d’écrivains oscillant entre scepticisme et crédulité. Cette distance critique montre qu’ils perçoivent le spiritisme avant tout comme une mode, un divertissement mondain qui reflète la fébrilité et les contradictions de leur époque.

Mais leur rapport au spiritisme ne se réduit pas à cette posture d’observateurs sarcastiques. Certains aspects les troublent et éveillent chez eux une forme d’ambivalence. À une époque où le matérialisme scientifique s’impose, où la littérature réaliste se veut le reflet exact du monde tangible, le spiritisme offre une brèche vers l’inexplicable, une tentative de réenchanter un univers que l’industrialisation et le progrès menacent de désacraliser. De ce point de vue, leur intérêt pour le spiritisme rejoint leur méfiance vis-à-vis du positivisme triomphant. À travers ces expériences spirites, ce n’est peut-être pas tant la communication avec les morts qui les intrigue que l’expression d’un malaise plus profond, celui d’un siècle déchiré entre foi et raison, tradition et modernité.

Fascinés sans être convaincus, ironiques mais troublés, Edmond et Jules de Goncourt entretiennent ainsi un rapport complexe avec le spiritisme, à la croisée de la curiosité mondaine et d’une interrogation plus intime sur le mystère du réel. Leur regard oscillant entre scepticisme et fascination se retrouve dans leurs œuvres, où l’influence du spiritisme se manifeste de manière plus subtile.

Le spiritisme dans leur œuvre littéraire

Si les frères Goncourt ne sont pas des adeptes du spiritisme, cette fascination pour l’étrange et l’inexpliqué imprègne néanmoins leur univers littéraire. Le surnaturel y apparaît souvent de manière diffuse, non comme une croyance assumée, mais comme une atmosphère, une présence flottante, entre suggestion et hallucination. Loin des récits fantastiques à la manière d’Edgar Poe ou de Maupassant, ils préfèrent inscrire l’étrange dans le quotidien, laissant planer l’ambiguïté entre trouble psychologique et manifestations inexplicables.

Le Journal constitue la première trace de cette imprégnation. À travers leurs récits de séances spirites, les Goncourt retranscrivent l’étrangeté des expériences médiumniques, la théâtralité des scènes, la tension entre croyance et illusion. On y trouve des descriptions où la lumière tamisée, les mouvements imperceptibles et les chuchotements créent une atmosphère quasi hypnotique, proche de celle que l’on retrouve dans certaines de leurs œuvres romanesques.

Dans Germinie Lacerteux (1865), l’un de leurs romans les plus marquants, le mysticisme et la suggestion psychologique jouent un rôle important. L’héroïne, en proie à des tourments intérieurs, oscille entre exaltation religieuse et crises de désespoir, laissant entrevoir un monde où le rationnel vacille. Si le spiritisme n’est pas explicitement mentionné, l’idée d’une présence invisible, d’une communication avec des forces impalpables, affleure dans cette peinture de la fragilité humaine.

De manière plus générale, l’univers des Goncourt est traversé par des figures hantées par le passé, par des âmes tourmentées vivant sous le poids des souvenirs et des obsessions. L’histoire, qui occupe une place centrale dans leur œuvre, est souvent perçue comme un spectre qui pèse sur le présent. Dans leurs romans comme dans leurs études artistiques et historiques, ils évoquent des lieux chargés de mémoire, des objets imprégnés d’une présence quasi magique, comme si le passé continuait à hanter le monde des vivants.

Le spiritisme, avec ses promesses de dialogue entre les morts et les vivants, s’inscrit donc dans cette sensibilité particulière. Les Goncourt, en tant que collectionneurs et amoureux des objets anciens, partagent cette idée d’une survivance des âmes à travers les œuvres d’art et les vestiges du passé. Dans leurs écrits, un meuble, une lettre jaunie, une peinture peuvent contenir une forme de présence invisible, comme si l’histoire elle-même était une séance spirite où le passé continue de murmurer à l’oreille des vivants.

Ainsi, sans jamais revendiquer une foi en ces pratiques, les Goncourt explorent dans leur œuvre les thèmes qui lui sont liés : la communication avec l’invisible, la persistance du passé, les frontières floues entre hallucination et réalité. Leur approche du spiritisme ne se traduit pas par une adhésion doctrinale, mais par une fascination littéraire, où l’étrange devient une manière d’interroger la mémoire, la folie et la nature même du réel.

Un regard critique et ironique sur le spiritisme

Si les frères Goncourt se laissent parfois séduire par l’atmosphère troublante des séances spirites, leur regard demeure avant tout celui d’observateurs acérés et souvent moqueurs. Dans leur Journal, ils ne manquent pas de railler les extravagances de ces cercles où se mêlent mysticisme, crédulité et mise en scène théâtrale. Ils y décrivent avec un humour grinçant ces salons parisiens où se pressent intellectuels, aristocrates et artistes, fascinés par la possibilité d’entrer en contact avec les défunts.

Leur critique porte en particulier sur le milieu spirite lui-même, où ils perçoivent une forme de théâtralité outrancière. Ils notent la manière dont certains médiums jouent habilement sur les attentes de leur public, convoquant des esprits de personnalités célèbres ou délivrant des messages chargés d’émotion. Les procédés employés – tables tournantes, lévitations, écritures automatiques – leur apparaissent souvent comme des artifices relevant plus du spectacle que de la véritable science.

Mais au-delà des artifices du spiritisme mondain, ce qui les amuse et les exaspère à la fois, c’est la posture de ceux qui s’y adonnent avec le plus de ferveur. Dans leurs récits, on voit défiler des figures d’aristocrates crédules, d’écrivains en quête de révélations mystiques, de dames exaltées persuadées d’échanger avec les grandes âmes du passé. Ce microcosme leur apparaît comme un révélateur des illusions d’une société en quête de merveilleux, cherchant dans l’au-delà un refuge face aux bouleversements de son temps.

Cependant, leur ironie n’est pas toujours dénuée d’une certaine fascination. Derrière le ton moqueur, on perçoit chez eux un véritable intérêt pour ce que le spiritisme dit de l’époque et des mentalités. La crédulité des élites, le besoin de croire, l’attrait pour l’invisible sont autant de symptômes d’une société troublée par la modernité. Dans cette contradiction entre moquerie et curiosité, entre distance critique et attirance pour l’étrange, les Goncourt se révèlent une fois de plus comme des chroniqueurs lucides de leur temps.

Le spiritisme leur apparaît ainsi comme un phénomène à la fois absurde et révélateur, à mi-chemin entre le divertissement mondain et l’angoisse existentielle. À travers leurs écrits, ils en dressent un portrait où le surnaturel se heurte à l’ironie, où l’invisible devient le reflet des aspirations et des illusions d’un siècle en pleine mutation.

Le spiritisme, reflet des angoisses d’une époque

Au-delà de leur ironie mordante, les frères Goncourt perçoivent dans l’essor du spiritisme un symptôme plus profond des inquiétudes de leur siècle. La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par une tension entre la rationalité triomphante et un besoin persistant de mystère et de foi. Alors que le progrès scientifique et le positivisme imposent une vision du monde fondée sur l’explication matérielle des phénomènes, le spiritisme s’inscrit en réaction, offrant une échappatoire à ceux qui refusent l’idée d’un univers strictement mécanique.

Les Goncourt comprennent bien cette contradiction. Dans leur Journal, ils décrivent une société tiraillée entre fascination pour les avancées technologiques – qui transforment les villes, l’industrie et la médecine – et une angoisse croissante face à la disparition du sacré. Pour eux, le spiritisme est moins une croyance qu’un révélateur de ce malaise moderne : il comble un vide laissé par l’effacement progressif des croyances traditionnelles, tout en s’habillant du langage de la science avec ses expériences, ses appareils de mesure et ses comptes rendus méticuleux.

Dans leurs cercles, ils côtoient des intellectuels et des artistes qui oscillent entre scepticisme et attirance pour ces nouvelles formes de mysticisme. Le spiritisme n’est pas qu’une lubie populaire, il séduit aussi des esprits brillants, à l’image de Victor Hugo ou d’Allan Kardec. Cette ambivalence intrigue les Goncourt : comment une société qui se veut de plus en plus rationnelle peut-elle succomber à de telles croyances ? Cette contradiction est au cœur de leur vision du monde : un XIXe siècle déchiré entre raison et superstition, progrès et nostalgie, matérialisme et quête d’absolu.

Pour eux, le spiritisme est aussi une manière détournée de questionner la mémoire et la survivance des morts, un thème omniprésent dans leur œuvre. Ce besoin de dialogue avec l’au-delà fait écho à leur propre obsession pour les vestiges du passé, leur amour des objets anciens, leur désir de faire revivre dans leurs romans et leurs études les figures oubliées de l’histoire. À leur manière, ils partagent ce culte des ombres, mais là où le spirite invoque les esprits dans l’obscurité d’un salon, les Goncourt convoquent les morts à travers l’écriture, redonnant vie aux âmes à travers le récit et la description.

Ainsi, derrière leur ironie et leur distance critique, leur rapport au spiritisme est plus complexe qu’il n’y paraît. Ils y voient à la fois une illusion et une vérité sociale, un phénomène absurde et un besoin humain fondamental. À travers leur regard affûté, le spiritisme devient une clef de lecture du XIXe siècle, un miroir des tensions et des aspirations de leur temps.

Conclusion

Le rapport des frères Goncourt au spiritisme oscille ainsi entre fascination et scepticisme, ironie mordante et compréhension lucide d’un phénomène social. Témoins privilégiés d’un XIXe siècle tiraillé entre progrès scientifique et soif d’invisible, ils perçoivent dans cette mode spirite bien plus qu’un simple divertissement mondain : elle leur apparaît comme une tentative, parfois naïve, parfois troublante, de réenchanter un monde que l’industrialisation et la rationalité semblent avoir vidé de sa magie.

À travers leur Journal, leurs observations et leur œuvre littéraire, ils brossent un tableau contrasté de cette quête de l’au-delà. Tantôt moqueurs face aux extravagances des médiums et aux illusions des croyants, tantôt intrigués par la persistance du surnaturel dans une époque qui se veut rationnelle, ils explorent les ambiguïtés de cette croyance qui semble défier le matérialisme triomphant. Mais au fond, leur propre démarche d’écrivains, obsédés par la mémoire et la survivance du passé, ne rejoint-elle pas, d’une certaine manière, cette tentative de dialogue avec les morts ?

Le spiritisme, avec ses tables tournantes et ses murmures d’outre-tombe, n’est peut-être qu’un mirage, une mise en scène destinée à rassurer les vivants. Mais dans la littérature des Goncourt, les ombres du passé continuent de parler, non pas à travers les voix des médiums, mais par la puissance de l’écriture. Et c’est peut-être là, au-delà des salons spirites et des croyances illusoires, que réside la véritable magie des morts qui ne cessent de hanter les vivants.

Sources bibliographiques : 

Edmond et Jules de Goncourt, Journal, plusieurs éditions disponibles sur Gallica – Bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France.

Edmond et Jules de Goncourt, Germinie Lacerteux, 1865, disponible sur Gallica – Bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France.

André Billy, Les Frères Goncourt, Mercure de France, 1954, disponible sur le site Mercure de France.

Jean-Louis Cabanès, Les Frères Goncourt, artistes et historiens du social, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, disponible sur Presses Universitaires du Septentrion.

Pierre Dufief, Les Goncourt, Fayard, 1995, disponible sur le site Fayard.

Jean Pierrot, Le Naturalisme des Goncourt, José Corti, 1973, disponible sur José Corti.

Thibaut Julian, Le Spiritisme en France (1853-1931), Classiques Garnier, 2021, disponible sur Classiques Garnier

Bertrand Méheust, Histoires paranormales du XIXe siècle, Les Empêcheurs de penser en rond, 2005, disponible sur Les Empêcheurs de penser en rond.

Marc Renneville, Le Langage des crânes : Une histoire de la phrénologie, Empêcheurs de penser en rond, 2000, disponible sur Les Empêcheurs de penser en rond.