Promenade le long de la Seine en crue en janvier 1910
Promenade le long de la Seine en crue en janvier 1910 : quand un journaliste remonte le fleuve avec la foule.
Il avait beaucoup plu en cette milieu de janvier 1910. Les parisiens s’y étaient particulièrement habitué : il faisait mauvais depuis septembre. Mais voici, que la Seine se met à monter rapidement… très rapidement.
Aussi, le 22 janvier 1910, elle débordait littéralement. Nous n’étions pas alors au plus haut de la crue. De ce fait, elle ne débordait que dans les rues les plus basses. Elle restait grosse et s’était transformée en un véritable spectacle.
Frantz Reichel raconta le lendemain dans le Figaro du 22 janvier son escapade du jour… entre l’Alma et le pont national, en remontant la Seine.
« Les parisiens ont, hier, visité les inondations. Depuis des années et des années, la Seine avait été si sage que le spectacle qu’elle offre actuellement est pour tous entièrement nouveau.
Et comme il a fait au demeurant une splendide journée d’hiver, à peine gâtée par quelques chutes d’une neige timide, on s’est en foule rendu sur les quais pour voir ce que faisait la Seine dans son lit – son lit si haut entre les bords, qu’on semblait en avoir refait et doublé les matelas.
Une promenade dans un population élégante au début, bourgeoise ensuite et populaire au-delà
« C’était la promenade tout indiquée, la promenade du jour. Bon badaud, j’ai suivi la foule ; une foule élégante entre l’Alma et le pont royal, bourgeoise jusqu’au pont Notre Dame, populaire au-delà. »
Vue du pont de l’Alma, la Seine est impressionnante d’ampleur, d’une ampleur qu’exagère la solitude des eaux abandonnées de toute navigation. Elle coule, largement étendue par-dessus les berges, entre les deux quais dont l’un, celui de droite, s’agrandit de la courbe qui la conduit vers Meudon. L’horizon est grand : des jardins, l’espace ! Le fleuve y parait immense, inquiétant, d’une sourde et constante menace qu’il roule dans ses eaux jaunes et furieuses.
Où était notre paisible et verte Seine ?
Je poursuis ma promenade, remontant le courant – par le quai, bien m’entendu et m’arrête plein d’admiration au pont Alexandre III. Sous la voûte unique du pont majestueux, la Seine coule, splendide et grandiose. »
Les paris sur les zones où partiront les débris
« Cohue au pont Solférino. Au milieu du fleuve émerge le mât d’un bateau. La foule contemple l’épave que viennent battre des pièces de bois entraînée par les eaux. Peu à peu, le débris cède ; tout à l’heure, il s’abimera sans doute et c’est cette émotion qu’ils attendent.
Entre le Carrousel et le pont neuf, les quais sont noirs de monde ; les badauds encombrent les escaliers, s’enhardissant jusqu’au dernières marches. Là est un des ports de Paris ; les berges ont disparu : chalands et vapeurs sont loin d’elles, haussés par les flots, tellement que leurs coques dépassent le niveau des chaussées et mettent leurs « maisonnettes » comme en bordure des quais.
La pointe de l’île de la Cité, le Vert Galant au pied de la statue de Henri IV sont immergés ; les deux bras de la Seine ne font plus qu’un. A hauteur du barrage un train de bois a dû se briser et ses débris, autour desquels moussent les flots, se sont accumulés, formant un îlot de bûches et de tonneaux.
Les bateaux lavoirs amarrés au Vert Galant sont dans le jardin à hauteur des réverbères qui apparaissent à peine. Entre les lavoirs et les escaliers on a improvisé une longue passerelle de secours.
Le long des quais du Louvre, des cabanes apparaissent culbutées tandis que les pontons d’embarquement des Bateaux Parisiens semblent portés par leurs passerelles, ridiculement dressées.
Quai de Gesvres, face à l’Hôtel de Ville, une demeure nouvelle a surgi. Porté par les flots, un de ces immenses établissements de bains chauds dont les lignes rappellent celles des frégates d’autrefois, a monté jusqu’à hauteur du sol et c’est une vision curieuse et étrange que cette apparition soudaine de ce palais flottant.
On se penche aux abords de la Morgue : penchés par-dessus les balustrades du pont de l’Archevêché, les curieux s’amusent au jeu des débris que charrie le fleuve rapide et qu’il lance sur la maçonnerie du quai. Des gamins parient entre eux qu’au choc la bûche ou le tonneau prendra le bras de l’écluse ou suivra le grand lit du fleuve. »
Efforts insensés pour sauver les marchandises qui peuvent l’être
« Sur les berges, c’est, à partir de là, le désastre. A droite et à gauche, on se hâte pour sauver, ici, les sacs de ciment amarrés et dont les piles entières sont déjà submergées, perdue ; là, les barriques de vin et d’alcool, dont beaucoup ont sombré. Pour les rouler sans dommage, on a recouvert de paille les rampes qui conduisent des berges aux entrepôts. Les ouvriers se multiplient, admirables de dévouement. On dirait ici un concours de rouleurs de tonneaux ; là, une lutte de « forts » qui, bras nus, et tout blancs de ciment, trottent, pressés, hardis et habiles sur les planches qui relient au quai les piles de sacs de plâtre en perdition.
Toute une flottille commerciale est arrimée aux quais, solidement. On a doublé, triplé, quadruplé les amarres. Sur le pont des chalands, les équipages sont montés, le père, la mère et les enfants, dont le groupe, ainsi vu sur le petit domaine de bois, au milieu du fleuve furieux et barbare, émeut les curieux. Des « va et vient » sont organisés entre la terre et les eaux afin de leur passer des provisions et les foins nécessaires aux chevaux, qui indifférents à la colère des eaux déchainées, reposent philosophiquement dans leur écurie flottante. »
Une véritable mer où dans la nuit des lumières tremblent
« Depuis l’île Saint Louis, la Seine est immense ; elle s’étale plus immense que jamais ; elle a des allures de Rhin et de Danube. Elle s’étale davantage encore au-delà du pont de Tolbiac. D’un côté, il n’y a plus de quai ; il n’y a qu’une berge naturelle ; les eaux ne sont plus endiguées et la chaussée s’infléchit. Que la montée du fleuve continue et la circulation sera impossible tout le long du quai national.
Au-delà du pont national, le fleuve se fait énorme ; là, il n’y a plus que des berges et, sortie de son lit, la Seine emplit tout de ses flots jaunes, violents et attristants.
Il se fait déjà tard, le soir descend sur le grand fleuve en désarroi et contre lequel la lutte doit cesser tout à coup. Au milieu des eaux formidables de tremblotantes lumières, s’allument, celles des chalands sur lesquels veillent les familiaux équipages. Dans le silence où bruissent seuls les flots livrés à une course de torrent, ces petites lumières perdues dans le noir ont quelque chose d’émouvant et d’angoissant. »