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Pierrot au XVIIIe siècle : L’éclat et la métamorphose d’un rêveur mélancolique

Au XVIIIe siècle, la Comédie Italienne connaît à Paris un renouveau qui la place au cœur des évolutions artistiques et culturelles de l’époque. Ce siècle, marqué par l’effervescence des Lumières, voit la transformation des formes théâtrales et l’émergence de nouvelles sensibilités qui influencent profondément les personnages de la scène. Parmi eux, Pierrot, héritier de la commedia dell’arte, se détache comme une figure fascinante, à la croisée du comique et du mélancolique.

Si Pierrot est né sur les tréteaux italiens comme un valet naïf et lunaire, ses traits évoluent considérablement au fil du XVIIIe siècle. Sous l’influence des écrivains, des dramaturges et des artistes de cette époque, il s’affranchit des stéréotypes rigides de la commedia dell’arte pour devenir un personnage plus complexe et plus universel. La Comédie Italienne elle-même, confrontée aux attentes d’un public raffiné, s’oriente vers des intrigues plus subtiles et des interprétations plus nuancées, transformant Pierrot en un miroir des sensibilités nouvelles.

Figure centrale de la pantomime, Pierrot incarne alors une dimension poétique et introspective qui fait écho aux préoccupations philosophiques de l’époque. Tantôt rêveur, tantôt désabusé, il porte en lui les contradictions d’une société en mutation, entre quête de liberté individuelle et pesanteur des conventions sociales. Mais Pierrot dépasse la scène théâtrale : il devient une source d’inspiration pour les arts plastiques et la littérature, s’imposant comme une icône intemporelle.

Cet article propose de retracer l’évolution de Pierrot au XVIIIe siècle, en s’intéressant à la manière dont il s’intègre dans les transformations théâtrales, tout en incarnant une nouvelle forme de poésie et de critique sociale. À travers ses multiples visages, Pierrot devient plus qu’un simple personnage : il devient le symbole d’un siècle où l’art et la pensée s’entrelacent pour réinventer les émotions humaines.

Un personnage au cœur des transformations théâtrales

Au XVIIIe siècle, le paysage théâtral européen subit d’importantes mutations, et la Comédie Italienne, après un exil temporaire en 1697, renaît à Paris en 1716 sous le nom de “Théâtre-Italien”. Ce retour marque une transition entre la commedia dell’arte traditionnelle, avec ses canevas improvisés, et un théâtre davantage codifié, où les personnages, dont Pierrot, s’adaptent à un public français de plus en plus friand de subtilité et de raffinement. Cette période devient alors un terreau fertile pour la transformation de Pierrot, qui passe d’un valet bouffon à une figure poétique et introspective, incarnant les sensibilités naissantes du siècle.

La Comédie Italienne et le renouvellement des formes théâtrales

À Paris, la Comédie Italienne au XVIIIe siècle s’inscrit dans un contexte où le théâtre se professionnalise et s’éloigne des improvisations anarchiques qui faisaient la renommée de la commedia dell’arte en Italie. Les dramaturges français, influencés par les idéaux des Lumières, privilégient des dialogues écrits et des intrigues plus construites, cherchant à mêler comédie et réflexion morale. Ce tournant affecte directement Pierrot : il n’est plus seulement un serviteur maladroit ou un complice comique dans des situations burlesques, mais devient un personnage à part entière, doté d’une personnalité plus nuancée.

Pierrot incarne ainsi une transition entre deux mondes : celui des masques et des farces populaires, et celui d’un théâtre qui aspire à refléter les émotions et les dilemmes humains. Sa fonction traditionnelle de valet comique, héritée de Pedrolino, s’élargit pour intégrer des préoccupations plus universelles, notamment autour de la solitude et de l’amour, qui trouvent un écho dans les préoccupations philosophiques de l’époque.

Pierrot dans un théâtre d’auteur : l’émergence de la pantomime

Une innovation majeure du XVIIIe siècle réside dans le développement de la pantomime, un genre où Pierrot trouve un terrain d’expression privilégié. Ce théâtre muet, qui repose essentiellement sur la gestuelle et l’expressivité corporelle, permet à Pierrot de s’émanciper des dialogues comiques pour devenir une figure capable de transmettre des émotions complexes. Les troupes italiennes, menées par des acteurs talentueux comme Jean-Baptiste Gherardi, introduisent des pantomimes où Pierrot occupe souvent le rôle principal, captant l’attention du public par ses postures mélancoliques et ses mimiques expressives.

La pantomime confère à Pierrot une dimension universelle. Privé de parole, il devient une sorte de langage poétique vivant, dont les gestes traduisent la condition humaine dans toute sa simplicité et sa profondeur. Pierrot incarne alors des thèmes comme la quête d’amour ou l’échec des relations humaines, qui résonnent avec une société en pleine introspection sur le bonheur et la liberté individuelle. La pantomime donne également à Pierrot un rôle central dans des récits dramatiques, où le comique se mêle au tragique, préfigurant ainsi la naissance d’un romantisme théâtral.

Un personnage adapté au goût français

L’adaptation de Pierrot au public parisien du XVIIIe siècle reflète également une évolution des goûts. Contrairement à la commedia dell’arte traditionnelle, où l’exagération et la caricature dominaient, les spectateurs français recherchent désormais des personnages plus réalistes et des intrigues plus élaborées. Pierrot se dépouille progressivement de son caractère caricatural pour devenir un être vulnérable et attendrissant, dont les maladresses et les rêves inaboutis suscitent l’empathie plutôt que le simple rire.

Les dramaturges et acteurs italiens, conscients de cette évolution, s’efforcent de créer des canevas où Pierrot incarne une sorte d’antihéros, reflet d’un public en quête de subtilité. Ce changement contribue à faire de Pierrot une figure à la fois familière et poétique, qui s’intègre parfaitement dans le paysage théâtral français tout en conservant ses racines italiennes. À Paris, le personnage de Pierrot évolue ainsi dans une tension constante entre tradition et modernité, entre le comique de ses origines et la mélancolie qui s’installe peu à peu dans sa gestuelle et son rôle.

Au XVIIIe siècle, Pierrot devient bien plus qu’un simple valet ou un personnage comique. En s’adaptant aux transformations théâtrales et aux attentes d’un public raffiné, il se mue en un miroir des sensibilités nouvelles. Pourtant, c’est dans la pantomime et son silence expressif qu’il trouve sa pleine dimension poétique, ouvrant la voie à une réinterprétation plus mélancolique et introspective de son rôle. Cette évolution prépare le terrain pour une nouvelle lecture de Pierrot, celle d’un personnage profondément humain, capable d’incarner des émotions universelles, comme nous le verrons dans la deuxième partie.

Le Pierrot poétique et mélancolique

Au cours du XVIIIe siècle, Pierrot s’éloigne progressivement des stéréotypes traditionnels de la commedia dell’arte pour s’imposer comme une figure poétique et mélancolique. Cette transformation reflète non seulement les évolutions du théâtre, mais aussi les bouleversements intellectuels et esthétiques de l’époque. En devenant un personnage introspectif, sensible et parfois tragique, Pierrot s’affirme comme une incarnation des sensibilités nouvelles, celles qui préfigurent le romantisme.

L’accentuation de la mélancolie chez Pierrot

Dans la Comédie Italienne du XVIIIe siècle, Pierrot n’est plus seulement un simple valet comique : il devient un personnage à la fois vulnérable et profond, portant en lui une certaine mélancolie. Ce trait s’exprime particulièrement dans la pantomime, où l’absence de dialogues oblige les acteurs à transmettre des émotions par leurs gestes et leurs expressions. Le silence de Pierrot devient ainsi le vecteur d’une poésie implicite, un moyen de dévoiler des sentiments complexes comme la solitude, l’espoir ou l’amour déçu.

Cette mélancolie est en partie influencée par les courants littéraires et philosophiques de l’époque, notamment par la montée de la sensibilité et du préromantisme. Dans un siècle où les Lumières valorisent la quête du bonheur individuel et l’exploration des émotions humaines, Pierrot se fait le miroir des aspirations et des désillusions de son public. Ses maladresses touchantes, son regard souvent tourné vers la lune ou l’inaccessible, incarnent une forme d’idéal poétique, celui d’un être à la fois simple et universel.

La pantomime : un espace d’expression poétique

La pantomime joue un rôle central dans la transformation de Pierrot en une figure poétique et mélancolique. Ce genre théâtral, très populaire au XVIIIe siècle, permet aux troupes italiennes de renouveler l’art du geste et d’explorer des thèmes plus profonds. Pierrot, avec sa gestuelle précise et son visage blême souvent dépourvu d’expression excessive, devient le protagoniste idéal de ces histoires muettes, où chaque mouvement peut raconter un monde d’émotions.

Les scènes de pantomime mettent souvent en scène Pierrot dans des situations de désir et de frustration. Il aspire à l’amour de Colombine ou d’autres figures féminines, mais ses efforts sont presque toujours voués à l’échec. Cette quête inaboutie fait de lui un personnage tragique, dont les gestes maladroits et les postures songeuses évoquent une humanité universelle. Dans la pantomime, le comique devient un outil pour souligner la tristesse ou l’absurde, et Pierrot s’impose comme un héros fragile, en décalage avec le monde qui l’entoure.

Pierrot, une figure inspiratrice pour les arts

La dimension poétique de Pierrot dépasse rapidement les limites du théâtre pour investir d’autres formes d’art, notamment la peinture et la littérature. Le personnage de Pierrot inspire les artistes par son apparence unique – ce costume blanc immaculé et ce visage blafard – mais aussi par les émotions qu’il véhicule. Antoine Watteau, par exemple, immortalise Pierrot dans ses tableaux, notamment dans “Gilles”, où il apparaît comme une figure mélancolique et énigmatique, isolée du reste du monde.

Dans la littérature, Pierrot devient un symbole de l’âme humaine en quête de sens. Poètes et écrivains s’emparent de cette figure ambiguë pour explorer des thèmes comme la solitude, l’injustice ou l’amour impossible. Au XVIIIe siècle, Pierrot est déjà une figure transgressive, qui ne se limite plus à sa fonction première de valet comique, mais devient une allégorie des contradictions humaines.

À travers la pantomime et les arts, Pierrot évolue au XVIIIe siècle pour incarner une nouvelle sensibilité. Plus qu’un simple personnage, il devient une icône poétique, capable d’éveiller les émotions les plus profondes. Cette métamorphose, indissociable des transformations culturelles de l’époque, fait de Pierrot un miroir de son siècle, où la quête de l’idéal se heurte aux réalités du monde. Mais ce n’est pas seulement un reflet des sensibilités : il s’impose aussi comme une figure critique, comme le montre son rôle dans les discours sociaux et philosophiques des Lumières. Nous explorerons cette dimension dans la prochaine partie.

Pierrot, symbole des Lumières ?

Au-delà de son rôle poétique et théâtral, Pierrot, tel qu’il apparaît dans la Comédie Italienne du XVIIIe siècle, incarne également des idéaux et des tensions propres au siècle des Lumières. Figure ambiguë, il reflète à la fois les aspirations d’une société en quête de justice et de liberté, et les désillusions face aux pesanteurs des conventions sociales. Pierrot devient ainsi une figure allégorique, un personnage par lequel les dramaturges et les artistes interrogent les valeurs et les contradictions de leur temps.

Une critique des conventions sociales

Pierrot, dans ses maladresses et ses échecs amoureux, incarne souvent l’individu confronté à des normes sociales oppressantes. Valet subalterne et marginal, il est condamné à occuper une place inférieure dans l’ordre établi. Ses aspirations à l’amour, symbolisées par sa quête désespérée de Colombine, mettent en lumière les barrières de classe et les hiérarchies rigides qui régissent la société du XVIIIe siècle.

Mais Pierrot dépasse la simple condition du serviteur : il est aussi un être universel, un “homme ordinaire” dans lequel chacun peut se reconnaître. Par son comportement naïf et sincère, il dénonce implicitement les artifices et les hypocrisies du monde qui l’entoure. Son rôle dans la Comédie Italienne fait écho aux critiques des philosophes des Lumières, qui remettent en question les structures sociales et appellent à une société plus égalitaire et plus juste.

Un symbole de liberté individuelle

Pierrot est aussi une figure de liberté, malgré son statut souvent contraint. Son caractère décalé et imprévisible, hérité de la commedia dell’arte, en fait un personnage qui échappe aux règles et aux attentes. Même dans ses échecs, il incarne une résistance face à l’ordre établi : il rêve, il aspire, il défie les conventions par son insouciance et son refus d’adhérer pleinement aux normes.

Cette liberté se manifeste également dans son rôle dans la pantomime, un genre qui laisse place à l’interprétation individuelle et à l’expression personnelle. Pierrot devient une figure ouverte, une page blanche sur laquelle chaque spectateur peut projeter ses propres rêves et frustrations. Dans ce sens, il illustre l’idée des Lumières selon laquelle chaque individu a droit à une quête personnelle de sens et de bonheur.

Pierrot, miroir des préoccupations philosophiques du siècle

Le XVIIIe siècle est marqué par des interrogations profondes sur la nature humaine, la sensibilité, et la condition sociale. Pierrot, en tant que figure universelle, devient un terrain d’exploration pour ces préoccupations. Son mélange de naïveté et de mélancolie reflète les tensions entre les aspirations à une vie idéale et les réalités du monde.

Les dramaturges et artistes qui s’emparent de Pierrot ne cherchent pas seulement à divertir : ils utilisent ce personnage pour poser des questions philosophiques. Que signifie être libre dans un monde où les contraintes sociales sont omniprésentes ? Comment concilier les idéaux d’égalité avec les injustices inhérentes à la condition humaine ? Pierrot, par sa simplicité apparente, incarne ces interrogations complexes.

Au XVIIIe siècle, Pierrot s’impose comme une figure emblématique des Lumières, tout en transcendant les limites de cette époque. À travers ses échecs, ses rêves et son caractère insoumis, il reflète les aspirations et les contradictions d’une société en quête de sens. Mais Pierrot n’est pas seulement le miroir des Lumières : il est aussi une figure intemporelle, un symbole universel des dilemmes humains.

Au XVIIIe siècle, Pierrot s’affirme comme bien plus qu’un personnage comique issu des traditions de la commedia dell’arte. Il devient une figure centrale de la Comédie Italienne à Paris, tout en incarnant les évolutions esthétiques et culturelles du siècle des Lumières. Sous l’influence de la pantomime, de la sensibilité préromantique et des aspirations philosophiques de l’époque, il se transforme en un personnage introspectif et universel, à la croisée des arts et des idées.

En abandonnant peu à peu les traits caricaturaux de ses débuts, Pierrot s’humanise et s’enrichit d’une dimension poétique et mélancolique. Tantôt rêveur solitaire, tantôt antihéros vulnérable, il devient un miroir des émotions humaines et des dilemmes sociaux. Par ses maladresses et ses aspirations souvent contrariées, il incarne les contradictions de son temps : la tension entre les idéaux de liberté et les conventions sociales, entre les rêves d’égalité et les injustices structurelles.

Mais Pierrot dépasse les limites du XVIIIe siècle : sa figure, profondément ancrée dans l’imaginaire collectif, ouvre la voie à des réinterprétations modernes. Les écrivains romantiques, les artistes visuels et les dramaturges du XIXe siècle s’empareront de lui pour en faire une icône intemporelle, symbole d’une quête existentielle qui résonne encore aujourd’hui.

Ainsi, Pierrot, dans ses gestes et son silence, nous rappelle que le théâtre, tout comme l’art, est une réflexion vivante sur les aspirations, les fragilités et les espoirs de l’humanité. Au fil du XVIIIe siècle, il devient une figure universelle, un personnage à la fois simple et infiniment complexe, à l’image de l’âme humaine qu’il cherche à incarner.

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