Le Pierrot de Watteau : un mystère pictural entre théâtre et mélancolie
Peint en 1718-1719, Pierrot (souvent appelé Gilles) d’Antoine Watteau est l’une des représentations les plus emblématiques du célèbre personnage de la Commedia dell’arte. Ce tableau, exposé au musée du Louvre, intrigue depuis des siècles par son atmosphère énigmatique et la posture isolée de son protagoniste. Loin des figures expressives et comiques habituellement associées à Pierrot, Watteau le dépeint dans une attitude mélancolique, presque figée, au centre d’une scène où il semble étranger aux personnages qui l’entourent.
Ce tableau s’inscrit dans un contexte artistique et théâtral particulier, où les comédiens italiens, bien que brièvement interdits sous Louis XIV, fascinent le public parisien du début du XVIIIe siècle. Watteau, profondément marqué par cet univers, en fait l’un des motifs centraux de son œuvre. Cependant, Pierrot ne se limite pas à une simple scène de comédie : il révèle une profondeur nouvelle dans la peinture de l’époque, oscillant entre théâtre et portrait, illusion et réalité.
Cet article propose d’explorer ce tableau en trois temps : d’abord en replaçant Pierrot dans l’ensemble des œuvres de Watteau consacrées aux comédiens italiens, puis en analysant la singularité de cette représentation, avant d’examiner son héritage et son influence dans l’art et l’imaginaire collectif.
Watteau et le monde du théâtre : influences et inspirations
L’intérêt de Watteau pour les comédiens italiens et leur univers
Le théâtre occupe une place centrale dans l’œuvre d’Antoine Watteau, en particulier la Comédie-Italienne, qui était extrêmement populaire dans le Paris du début du XVIIIe siècle. Cette troupe de comédiens, arrivée en France dès le XVIe siècle, avait été interdite en 1697 sous Louis XIV, avant de retrouver un succès considérable après sa réintégration en 1716 sous la Régence. Ces artistes étaient appréciés pour leur jeu spontané, leurs masques expressifs et leurs personnages récurrents, comme Arlequin, Scapin ou Pierrot.
Watteau, qui entretenait des liens avec des acteurs et amateurs de théâtre, s’inspire largement de cet univers. Il en fait un élément récurrent dans sa peinture, mêlant réalité et fantaisie dans des scènes où les personnages semblent osciller entre jeu et mélancolie. Son attachement à cet univers ne se limite pas à une simple fascination pour le spectacle : il y voit un moyen d’explorer l’ambiguïté humaine, entre apparence et intériorité.
Les différentes peintures de Watteau représentant Pierrot
Avant de peindre Pierrot (ou Gilles), Watteau avait déjà représenté ce personnage dans plusieurs tableaux, chacun offrant une vision différente de son rôle dans la Comédie-Italienne.
• Pierrot dit Gilles (1718-1719, Musée du Louvre)
Ce tableau, le plus célèbre, montre Pierrot en pied, vêtu de son costume blanc, dans une posture figée et passive. Il semble à la fois au centre de la scène et totalement détaché des autres figures en arrière-plan. L’expression impassible de son visage et sa stature imposante en font une figure presque tragique, loin des représentations plus légères et burlesques de Pierrot dans la tradition de la Commedia dell’arte.
• Les Comédiens Italiens (vers 1720, National Gallery of Art, Washington)
Ici, Pierrot n’est plus isolé mais intégré dans une troupe d’acteurs en pleine représentation. Contrairement à Pierrot dit Gilles, son rôle est plus conventionnel, en interaction avec les autres personnages. Watteau y capte l’effervescence du théâtre et l’esprit collectif de la scène comique.
• Arlequin, Pierrot et Scapin (vers 1716, Musée du Louvre)
Dans cette scène, Pierrot se retrouve entre deux personnages plus dynamiques : Arlequin et Scapin. Il est souvent perçu comme la victime de leurs facéties, incarnant ainsi l’innocence naïve face à la ruse et à la malice.
• L’Amour au théâtre italien (vers 1716-1718, Wallace Collection, Londres)
Ici, Pierrot est à nouveau présent dans un cadre galant et théâtral, soulignant l’ambivalence du personnage entre comédie et mélancolie.
À travers ces œuvres, Watteau construit progressivement une image unique de Pierrot, l’éloignant du simple valet burlesque pour en faire une figure plus nuancée, à la fois rêveuse et mélancolique.
La place du théâtre dans la peinture du XVIIIe siècle
Watteau n’est pas le seul peintre à s’intéresser aux comédiens et au théâtre. Son œuvre s’inscrit dans un contexte plus large où la peinture de genre, représentant des scènes de la vie quotidienne et du divertissement, connaît un essor considérable. Au XVIIIe siècle, les scènes galantes et les fêtes champêtres deviennent des sujets prisés, notamment grâce à des artistes comme Nicolas Lancret et Jean-Baptiste Pater, qui poursuivent dans la lignée de Watteau.
Cependant, là où la plupart des peintres du siècle mettent en avant l’aspect festif et léger du théâtre, Watteau se distingue par son approche plus introspective. Dans ses tableaux, le spectacle n’est jamais un simple divertissement, mais un espace de réflexion sur la condition humaine, où les masques cachent souvent une forme de mélancolie.
Loin de se limiter à une illustration du monde du théâtre, son œuvre interroge la frontière entre l’illusion et la réalité, entre le rôle joué et la véritable nature des personnages. C’est cette complexité qui rend son Pierrot si fascinant : est-il un acteur en pleine performance, ou bien une figure qui, une fois le rideau tombé, reste enfermée dans son propre rôle, incapable de retrouver une existence en dehors de la scène ?
Avec Pierrot dit Gilles, Watteau donne au personnage une profondeur nouvelle, transformant ce simple valet en une figure quasi mythique, annonçant déjà les futures réinterprétations du personnage dans la peinture, le théâtre et même la littérature des siècles suivants.
Pierrot dit Gilles : une représentation unique du personnage
Une composition qui rompt avec la tradition
Le tableau Pierrot dit Gilles (1718-1719, Musée du Louvre) se distingue par sa mise en scène inhabituelle et son traitement pictural singulier. Contrairement aux autres représentations de la Comédie-Italienne, où les personnages sont en interaction, en mouvement ou engagés dans une scène théâtrale, Watteau choisit ici une composition frontale et figée.
Pierrot, au centre du tableau, est représenté à taille humaine, dans une posture hiératique qui contraste avec la dynamique des figures en arrière-plan. Son regard légèrement baissé et son visage impassible accentuent cette impression de solitude et d’introspection. L’absence de tout décor théâtral marqué brouille la frontière entre scène et réalité : Pierrot est-il en représentation, ou bien figé dans un rôle qui l’emprisonne ?
L’éclairage du tableau renforce cette ambiguïté. La lumière met en valeur le blanc éclatant de son costume, attirant immédiatement le regard du spectateur sur lui, tandis que l’arrière-plan est plus sombre et peu détaillé. Ce clair-obscur subtil donne une dimension presque sculpturale à la figure de Pierrot, accentuant son isolement au sein de la composition.
Pierrot, une figure ambivalente entre comédie et mélancolie
Traditionnellement, Pierrot est un personnage de la Comédie-Italienne connu pour son rôle de valet naïf, souvent malmené par Arlequin et victime de ses propres illusions amoureuses. Pourtant, chez Watteau, cette dimension comique semble presque entièrement gommée. L’expression de Pierrot n’évoque ni la ruse ni la farce, mais plutôt une forme de lassitude, voire de tristesse.
Certains historiens de l’art voient dans cette représentation une allégorie de la condition de l’artiste, condamné à jouer un rôle qui, à force de répétition, finit par l’engloutir. D’autres y perçoivent un écho du théâtre romantique avant l’heure : un personnage solitaire, perdu dans un monde qui ne le comprend pas.
L’opposition entre Pierrot et les personnages en arrière-plan accentue cette impression. À gauche, on reconnaît probablement un Arlequin rieur et malicieux, accompagné d’autres figures théâtrales. Mais ces personnages sont relégués à l’arrière-plan, presque effacés, comme s’ils évoluaient dans un autre espace que celui de Pierrot. Ce dernier se détache du groupe, comme s’il avait perdu sa place parmi eux, ou bien comme s’il était en attente d’un public invisible.
Loin d’être un simple portrait d’acteur, Pierrot dit Gilles propose une méditation sur l’identité et l’isolement. En cela, il annonce déjà la réinterprétation du personnage dans l’art du XIXe et du XXe siècle, où Pierrot deviendra une figure récurrente du malaise existentiel et de la quête de soi.
Une réception énigmatique et une œuvre sujette aux interprétations
Dès sa création, le tableau intrigue. À l’époque de Watteau, la peinture de la Comédie-Italienne était souvent appréciée pour son côté léger et divertissant, mais ici, l’artiste propose une vision plus complexe et troublante du théâtre. Cette singularité explique pourquoi l’œuvre a suscité de nombreuses interprétations au fil du temps.
Certains historiens pensent que Watteau a voulu rendre hommage à un comédien en particulier, peut-être Belloni, un acteur célèbre pour son interprétation de Pierrot au début du XVIIIe siècle. D’autres y voient une œuvre plus introspective, une sorte d’autoportrait déguisé dans lequel Watteau exprimerait ses propres tourments.
Quoi qu’il en soit, Pierrot dit Gilles marque un tournant dans la représentation du personnage. Alors qu’il était jusqu’ici perçu comme un simple élément du théâtre comique, Watteau en fait une figure autonome, capable de susciter des émotions profondes et contradictoires. Ce traitement pictural influencera de nombreux artistes, du romantisme au symbolisme, jusqu’aux avant-gardes du XXe siècle.
Héritage et influence de Pierrot dit Gilles
Une figure qui inspire les artistes du XIXe siècle
Le Pierrot dit Gilles de Watteau ne tombe pas dans l’oubli après la mort du peintre, bien au contraire. Si au XVIIIe siècle, il reste une œuvre admirée pour sa maîtrise picturale, c’est au XIXe siècle qu’il acquiert une résonance particulière. Ce siècle, marqué par la montée du romantisme et du symbolisme, redécouvre Pierrot sous un nouveau jour : celui d’un être mélancolique, errant entre rêve et réalité, victime d’un destin qui lui échappe.
Les artistes romantiques, fascinés par les figures de la marginalité et de l’incompris, voient dans le Pierrot de Watteau un précurseur de leur propre sensibilité. Théophile Gautier, dans ses écrits sur le théâtre et la peinture, évoque la profonde mélancolie du personnage, qu’il rapproche de figures littéraires comme celles de Byron ou d’Hoffmann.
Les peintres et les illustrateurs du XIXe siècle, tels que Gustave Doré ou Honoré Daumier, revisitent eux aussi le mythe de Pierrot, influencés par la posture hiératique et la blancheur éclatante du personnage chez Watteau. Mais c’est surtout chez les artistes symbolistes que l’influence devient manifeste. Fernand Pelez, par exemple, reprend cette image du Pierrot solitaire, confronté à l’indifférence du monde.
L’appropriation par le théâtre et la photographie : de Deburau à Nadar
Si la peinture de Watteau a durablement influencé les artistes visuels, elle a également laissé une empreinte sur le théâtre. Au XIXe siècle, Jean-Gaspard Deburau réinvente Pierrot au Théâtre des Funambules, le transformant en un personnage plus tragique que comique. Or, les représentations de Deburau ne sont pas sans rappeler l’isolement et l’expression énigmatique du Pierrot dit Gilles.
Cette évolution du personnage est immortalisée par la photographie de Nadar, qui fixe l’image du Pierrot moderne. Les clichés qu’il réalise de Deburau dans son costume de scène rappellent fortement la pose et la blancheur du Pierrot de Watteau. La photographie devient ainsi un relais de la peinture : ce qui était figé sur la toile trouve une nouvelle vie sur le papier photographique, contribuant à ancrer l’image du Pierrot mélancolique dans l’imaginaire collectif.
L’actrice Sarah Bernhardt, qui incarne Pierrot dans Pierrot Assassin (1883), contribue elle aussi à cette évolution. Par son jeu expressif et sa posture théâtrale, elle reprend des éléments du Pierrot de Watteau et les transpose sur scène, affirmant ainsi la transition entre la peinture, le théâtre et la photographie.
Pierrot au XXe siècle : du cubisme au cinéma
Le XXe siècle poursuit cette fascination pour le Pierrot de Watteau, mais en le réinterprétant à travers de nouveaux médiums et mouvements artistiques. Picasso, notamment, réinvente Pierrot dans ses œuvres cubistes et dans sa période bleue, où il accentue encore la mélancolie du personnage. Dans ses peintures et dessins, il s’inspire de la posture et de la solitude du Pierrot de Watteau pour en faire une figure plus introspective et moderne.
Dans le cinéma muet, Pierrot devient un archétype du personnage tragique, notamment chez des réalisateurs comme Georges Méliès ou Jean Renoir, qui s’inspirent visuellement du tableau de Watteau pour leurs mises en scène.
Enfin, dans la culture populaire contemporaine, le Pierrot blanc et solitaire est toujours une figure récurrente, que ce soit dans la bande dessinée, la mode ou la musique. Le Pierrot dit Gilles continue d’être un symbole d’ambiguïté, de poésie et d’isolement, réinterprété sans cesse selon les sensibilités artistiques de chaque époque.
Le Pierrot dit Gilles de Watteau dépasse largement son statut de simple portrait d’un personnage de théâtre. Par sa composition frontale et son atmosphère énigmatique, il a profondément marqué l’histoire de l’art et influencé de nombreux artistes, du XIXe siècle à aujourd’hui.
D’abord apprécié pour sa virtuosité picturale, il devient un modèle pour les peintres romantiques et symbolistes, avant d’être repris au théâtre, en photographie et au cinéma. Pierrot, qui était autrefois un simple valet comique de la Comédie-Italienne, devient sous le pinceau de Watteau une figure universelle de la mélancolie et du mystère.
Aujourd’hui encore, cette œuvre fascine par son ambiguïté : est-ce un acteur en représentation, un artiste perdu dans son rôle, ou une allégorie de l’homme face à son destin ? Cette question, restée ouverte, explique sans doute pourquoi Pierrot dit Gilles continue d’être une source d’inspiration inépuisable pour les artistes et les spectateurs du monde entier.