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Pierrot au XIXe siècle : De la scène populaire à la mélancolie romantique

Au XIXe siècle, le théâtre connaît des bouleversements majeurs, marqués par la montée du romantisme, l’essor des spectacles populaires et l’émergence de nouvelles formes de dramaturgie. Parmi les figures qui traversent cette période, Pierrot, issu de la Commedia dell’Arte, s’impose comme un personnage en constante évolution. Originellement valet comique, il conserve les traces de son passé burlesque tout en s’adaptant aux sensibilités de son temps.

À l’aube du siècle, Pierrot demeure un pilier des théâtres populaires, notamment dans les spectacles de foire et de boulevard. Cependant, grâce à des artistes comme Jean-Gaspard Deburau, il connaît une transformation radicale : de simple bouffon, il devient une figure poétique et introspective, symbole des tourments de l’artiste romantique. Ce glissement, nourri par l’imaginaire des dramaturges et poètes de l’époque, fait de Pierrot un miroir des aspirations et des contradictions du XIXe siècle.

Cet article explore les multiples visages de Pierrot au théâtre du XIXe siècle : d’abord héritier des traditions comiques des siècles précédents, il évolue vers une incarnation moderne de la mélancolie et du rêve. Comment ce personnage a-t-il réussi à s’inscrire dans des contextes aussi divers, et pourquoi reste-t-il une figure intemporelle de la scène théâtrale ?

Pierrot, héritier du théâtre populaire

Pierrot dans les derniers feux du théâtre de foire

Au tournant du XIXe siècle, le théâtre de foire, florissant depuis le XVIIe siècle, décline peu à peu. Les grandes foires de Saint-Germain et Saint-Laurent, jadis hauts lieux de l’inventivité théâtrale populaire, subissent les effets conjugués des mutations économiques, des réformes administratives et de la montée en puissance des théâtres institutionnels, comme la Comédie-Française et l’Opéra. Pourtant, Pierrot, qui avait trouvé sa place dans ces spectacles improvisés et souvent burlesques, résiste à cette transition.

Dans les parades et farces des foires, Pierrot demeure une figure centrale. Fidèle à ses origines issues de la Commedia dell’Arte, il conserve son rôle de valet maladroit, avide et parfois insolent. Ces représentations le présentent dans des situations comiques où il incarne le bon sens populaire face à des personnages aristocratiques ou autoritaires. Toutefois, avec la disparition progressive des troupes itinérantes, le Pierrot de foire s’éloigne de ses racines pour s’adapter à des scènes plus sédentaires.

Le Pierrot comique dans les spectacles de boulevard

Après la Révolution française, les théâtres de boulevard prennent le relais du théâtre de foire. Situés dans des quartiers animés de Paris, ces théâtres offrent un divertissement accessible et populaire, s’inscrivant dans la continuité des traditions comiques des siècles précédents. Pierrot devient un personnage récurrent de ces spectacles, notamment dans des genres comme le vaudeville et les pantomimes légères.

Dans ce contexte, Pierrot conserve son rôle de bouffon, souvent engagé dans des quiproquos absurdes et des intrigues simples, mais efficaces. Les pièces mettant en scène Pierrot exploitent son physique reconnaissable et ses gestuelles expressives pour susciter le rire, mais elles commencent aussi à lui attribuer une certaine naïveté touchante. Le personnage devient un miroir des préoccupations du public populaire : les questions de survie, d’amour contrarié et de rapport à l’autorité se jouent dans ses maladresses et ses échecs.

Les troupes de boulevard s’inspirent également du mime, art qui gagne en popularité à cette époque, notamment grâce à des figures comme Jean-Gaspard Deburau (que nous aborderons dans la deuxième partie). Le Pierrot comique des boulevards amorce alors une transformation : tout en restant une figure légère et drôle, il commence à se teinter d’une certaine mélancolie, annonçant les métamorphoses qui le marqueront dans la suite du siècle.

La métamorphose de Pierrot : du comique au romantique

Pierrot au cœur des évolutions du théâtre romantique

Le XIXe siècle est marqué par l’essor du romantisme, mouvement artistique et littéraire qui valorise l’émotion, l’individu et le mystère. Pierrot, personnage initialement burlesque, est progressivement intégré à cette nouvelle esthétique. Les dramaturges romantiques, fascinés par les figures marginales et mélancoliques, voient en lui un symbole des aspirations et des contradictions de leur époque.

Théophile Gautier, fervent défenseur du romantisme, joue un rôle clé dans cette transformation. Dans son poème Pierrot posthume, il réinvente le personnage comme une figure poétique et vulnérable, bien loin de son rôle de valet comique. Pierrot devient ici un alter ego de l’artiste moderne, isolé et incompris, pris entre ses aspirations idéales et les contraintes de la réalité. Cette vision, portée par les écrits et les discussions littéraires de l’époque, prépare le terrain pour une métamorphose scénique.

Les adaptations théâtrales romantiques de Pierrot tendent également à explorer des thématiques plus profondes, comme la solitude, la quête d’amour impossible et le rapport à la mort. Ces thématiques, caractéristiques du romantisme, transforment Pierrot en une figure introspective, incarnant les désillusions et les rêveries de l’homme face au monde.

L’apport de Jean-Gaspard Deburau et le renouveau du mime

La mutation de Pierrot trouve son apogée grâce à Jean-Gaspard Deburau, acteur et mime légendaire qui se produit sur la scène des Funambules, un théâtre de boulevard parisien. Deburau, né en Bohême en 1796, révolutionne le personnage de Pierrot en le dépouillant de ses attributs traditionnels pour en faire une figure à la fois universelle et profondément humaine.

Sous l’interprétation de Deburau, Pierrot devient un personnage silencieux, dont l’expression repose entièrement sur le langage du corps et la subtilité des gestes. Ce Pierrot mime est à la fois espiègle et tragique, capable de susciter le rire par ses maladresses, mais aussi la compassion par sa solitude et sa mélancolie. L’absence de dialogue renforce son caractère intemporel et ouvre la porte à des interprétations multiples.

Les pantomimes de Deburau explorent souvent des situations simples mais empreintes d’émotion, où Pierrot incarne l’innocence confrontée à l’injustice ou au rejet. Ce Pierrot romantique, loin des caricatures comiques des siècles précédents, est acclamé par le public et les critiques. Théophile Gautier décrit Deburau comme un véritable poète du geste, capable de donner vie à une figure tragique et universelle.

Deburau transforme également Pierrot en une figure esthétique et philosophique. Son Pierrot est à la fois un rêveur et un observateur passif, une métaphore de l’artiste moderne en quête de sens dans un monde en mutation. Cette vision influence durablement les arts scéniques, mais aussi d’autres domaines comme la peinture et la littérature, où Pierrot devient un symbole de la condition humaine.

Pierrot, une figure théâtrale au-delà des frontières

La diffusion de Pierrot dans les théâtres européens

Au XIXe siècle, l’impact de Pierrot dépasse les frontières de la France, et le personnage trouve une place sur les scènes européennes, de l’Allemagne à l’Angleterre, et au-delà. La popularité de la pantomime et du mime, qui connaît un véritable essor à cette époque, permet à Pierrot de s’installer durablement dans le répertoire théâtral européen. En Allemagne, notamment, Pierrot est perçu comme une figure mélancolique et symbolique, incarnant les tourments de l’âme humaine, en phase avec les préoccupations philosophiques et littéraires de l’époque. Dans des œuvres comme Pierrot, ou le rêve de l’artiste de Ludwig Tieck, Pierrot devient le protagoniste d’un théâtre introspectif et poétique, en lien avec la tradition romantique allemande.

De l’autre côté de la Manche, en Angleterre, Pierrot inspire les dramaturges de la scène populaire, où il est souvent associé à des performances de pantomime, qui connaissent un grand succès tout au long du XIXe siècle. Les comédies burlesques, très prisées à Londres, présentent un Pierrot plus proche de ses racines populaires, mais avec un registre plus tragique et désillusionné. Par exemple, les adaptations de la Commedia dell’Arte dans les théâtres de Londres intègrent Pierrot dans des pièces où il devient un personnage mélancolique, tout en conservant des éléments de la comédie physique. Ainsi, Pierrot se diffuse à travers l’Europe, tout en étant réinterprété pour correspondre aux sensibilités locales.

La continuité de Pierrot dans les avant-gardes théâtrales

En fin de siècle, Pierrot se fait l’emblème de l’artiste isolé et incompris, un motif récurrent dans les théories esthétiques des avant-gardes, notamment du symbolisme et des premiers mouvements modernistes. Les dramaturges et metteurs en scène influencés par le symbolisme, comme Maurice Maeterlinck, s’inspirent de la figure de Pierrot pour symboliser l’âme tourmentée, le rêve brisé, l’illusion de l’art. Maeterlinck, dans ses pièces comme L’Intruse ou Pelléas et Mélisande, déploie un univers onirique et mystérieux où l’influence de Pierrot, avec son caractère éthéré et mélancolique, est omniprésente.

Dans le même temps, Pierrot devient une référence incontournable pour les artistes de la scène pré-moderne et les créateurs d’avant-garde. Les premiers artistes du théâtre d’ombre et du théâtre symboliste, comme les décors de l’atelier de Lautrec et les représentations de l’École des Arts, exploitent la figure de Pierrot comme métaphore de l’âme humaine, plongée dans des états de confusion et de quête d’authenticité.

À la fin du XIXe siècle, l’impact de Pierrot dépasse désormais les frontières du théâtre traditionnel, et son rôle se diversifie dans le monde de la performance. Le personnage apparaît dans des créations mêlant danse, poésie et arts visuels, réinventé par des artistes tels qu’Auguste Rodin et Georges Rouault, qui explorent les multiples facettes de la figure de Pierrot comme un symbole de la solitude et de la quête intérieure. Pierrot devient ainsi une figure incontournable, traversant les frontières artistiques et incarnant les valeurs de l’artiste moderne : mélancolie, introspection et révolte silencieuse.

Conclusion

Pierrot, personnage théâtral par excellence, incarne tout au long du XIXe siècle une figure de transition, à la fois héritière des traditions populaires et porteuse des aspirations romantiques et modernes. De la scène comique et burlesque du théâtre de foire à la profondeur symbolique des productions romantiques et avant-gardistes, Pierrot connaît une évolution fascinante, en harmonie avec les bouleversements culturels de son époque. Véritable miroir des préoccupations de l’artiste du XIXe siècle, Pierrot reste, à travers les siècles, une icône théâtrale, symbole des rêves inaccessibles et de la condition humaine dans sa forme la plus universelle.

Sources bibliographiques :

Gautier, Théophile. Pierrot posthume (1834). Disponible sur Gallica.

Deburau, Jean-Gaspard. Le mime de Deburau (1899). Une étude de son influence sur Pierrot et le théâtre du XIXe siècle. Consultable sur Google Books.

Tieck, Ludwig. Pierrot ou le rêve de l’artiste (1820). Traduction et analyse de la réinterprétation du personnage de Pierrot dans le contexte romantique allemand. Accessible sur Gallica.

Maeterlinck, Maurice. L’Intruse (1890). Une œuvre symboliste mettant en avant des thématiques similaires à celles abordées par le personnage de Pierrot dans le théâtre romantique. Lire sur Internet Archive.

Rouault, Georges. Pierrot et les symbolistes (1895). Analyse de la place de Pierrot dans l’art et le théâtre symboliste. Référence dans Revue d’Histoire du Théâtre.

Drieu La Rochelle, Pierre. Le Théâtre de Deburau et la transformation de Pierrot (1934). Une réflexion sur l’influence de Deburau sur la représentation du personnage au XIXe siècle. Disponible dans le catalogue des Bibliothèques de la Ville de Paris.

Mousset, René. Pierrot et l’art du mime (1921). Une étude approfondie de l’impact du mime sur la figure de Pierrot au XIXe siècle. À consulter sur Persée.

Hermann, Georges. L’évolution de Pierrot de la Commedia dell’Arte au Théâtre romantique (1905). Article historique publié dans Le Monde du Théâtre. Consultable sur JSTOR.