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Pierrot dans les œuvres marquantes du XVIIe et XVIIIe siècles : Du Théâtre des Italiens aux foires populaires

Personnage emblématique de la Commedia dell’Arte, Pierrot est bien plus qu’un simple valet comique ou un amoureux transi. Né en Italie sous le nom de “Pedrolino”, il traverse les Alpes au XVIIe siècle pour s’imposer sur les scènes parisiennes, notamment au Théâtre des Italiens, avant de conquérir les foires populaires. À Paris, Pierrot devient une figure centrale, oscillant entre comédie burlesque et mélancolie poétique.

Les XVIIe et XVIIIe siècles marquent l’âge d’or de Pierrot dans des œuvres qui le font tour à tour complice des intrigues amoureuses, victime de malentendus ou miroir satirique des tensions sociales de l’époque. Alors que le Théâtre des Italiens le sublime dans des comédies sophistiquées mêlant danse et musique, le théâtre de foire l’adapte à des spectacles plus populaires, où il devient le porte-voix des préoccupations du peuple.

Cet article propose de revisiter les œuvres marquantes qui ont façonné Pierrot, de sa naissance comme personnage comique à son évolution vers une figure plus complexe. En explorant les créations du Théâtre des Italiens et des foires parisiennes, nous chercherons à comprendre comment ces différentes scènes ont contribué à transformer Pierrot en un véritable symbole du théâtre et de la culture populaire.

Pierrot au Théâtre des Italiens : Un comique aux accents poétiques

Le Théâtre des Italiens, ou Comédie-Italienne, constitue le premier espace d’expression pour Pierrot à Paris. Importée par les troupes italiennes dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la Commedia dell’Arte devient rapidement une attraction majeure de la scène parisienne. Au sein de cet univers théâtral codifié mais hautement adaptable, Pierrot occupe une place particulière, oscillant entre son rôle traditionnel de valet naïf et une figure plus raffinée, façonnée par les attentes du public français.

Les débuts de Pierrot sur les scènes parisiennes

Pierrot apparaît sur les planches du Théâtre des Italiens comme un valet comique, dérivé du “Pedrolino” italien. Dans les premières œuvres présentées à Paris, comme La Fête de Pierrot (1660) ou Le Triomphe de Pierrot (1673), il joue le rôle classique du serviteur malhabile, souvent complice des intrigues amoureuses.

Ces œuvres mettent en scène un personnage à la fois attachant et ridicule, dont la maladresse alimente le ressort comique des pièces. Cependant, sous cette naïveté apparente, Pierrot devient peu à peu le révélateur des dysfonctionnements sociaux et des passions humaines. Cette évolution répond aux attentes d’un public parisien habitué aux comédies morales de Molière, où le rire est souvent teinté de satire et de réflexion.

L’introduction de la musique et de la danse : Pierrot sublimé

Au tournant du XVIIIe siècle, Pierrot connaît une transformation notable dans les œuvres présentées au Théâtre des Italiens. Le personnage devient un protagoniste de comédies dansées et chantées, à l’image de Le Carnaval de Pierrot (1700). Ces spectacles mêlent dialogues, musique et chorégraphies, offrant à Pierrot une nouvelle expressivité.

Dans ces œuvres, Pierrot ne se contente plus d’être le simple valet comique. Il devient un personnage poétique, parfois mélancolique, dont les mouvements gracieux et les monologues chantés captivent le spectateur. La musique, notamment, joue un rôle essentiel dans cette évolution : elle souligne la dualité de Pierrot, entre son rôle comique et ses aspirations plus profondes, qui préfigurent les traits du Pierrot lunaire du XIXe siècle.

La contribution des dramaturges italiens et français

Le succès de Pierrot au Théâtre des Italiens repose en grande partie sur le talent des dramaturges et des acteurs de l’époque. Dominique Biancolelli, figure centrale de la troupe des Italiens, est l’un des premiers à enrichir la psychologie du personnage. Bien qu’il soit principalement connu pour ses rôles d’Arlequin, Biancolelli explore également les potentialités de Pierrot en lui conférant davantage de profondeur et de subtilité.

De même, Luigi Riccoboni, auteur et directeur du Théâtre des Italiens, joue un rôle clé dans la réinvention de Pierrot. Riccoboni comprend l’importance d’adapter les traditions italiennes au goût français et fait évoluer le personnage vers un style plus raffiné. Sous sa direction, Pierrot s’affirme comme un miroir des émotions humaines, capable de susciter autant la compassion que le rire.

Une figure en quête d’universalité

Au Théâtre des Italiens, Pierrot s’affranchit progressivement des limites de son rôle traditionnel de valet. Il devient une figure plus universelle, porteuse de sentiments contradictoires et représentative des tensions sociales et morales de son temps. Ce Pierrot, à la fois comique et mélancolique, préfigure les personnages de théâtre romantique, tout en conservant l’empreinte de la Commedia dell’Arte.

Loin de se cantonner à un rôle fixe, Pierrot au Théâtre des Italiens incarne la souplesse d’une tradition théâtrale qui sait s’adapter aux goûts d’un public en constante évolution. Mais cette sophistication progressive n’est pas sans conséquence : alors que Pierrot gagne en complexité, il perd une partie de son rôle comique d’origine, ouvrant la voie à des réinterprétations dans des cadres théâtraux plus populaires, comme celui des foires.

Pierrot dans le théâtre de foire : Entre satire et adaptation populaire

Si le Théâtre des Italiens a offert à Pierrot une dimension poétique et raffinée, le théâtre de foire a, lui, profondément renouvelé le personnage en le rendant accessible à un public populaire. Au XVIIIe siècle, les foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent deviennent des espaces d’innovation artistique et de satire sociale. Dans ce contexte, Pierrot se réinvente, passant du valet naïf au porte-voix des préoccupations des classes populaires.

Les débuts de Pierrot sur les scènes foraines

Le théâtre de foire, caractérisé par son ambiance libre et festive, trouve en Pierrot un personnage idéal. Ses maladresses, sa naïveté et son humour visuel s’adaptent parfaitement aux spectacles burlesques et aux parodies qui font la renommée des foires. Pierrot devient l’un des piliers de ce théâtre, apparaissant dans de nombreuses pièces marquées par leur audace et leur inventivité.

Des œuvres comme Pierrot pendu (1710) ou Les Deux Pierrots (1705) témoignent de l’importance croissante du personnage. Dans ces spectacles, Pierrot est souvent au centre de quiproquos et de situations absurdes, qui lui permettent d’endosser un rôle de bouffon tout en suscitant l’empathie du spectateur. Ces pièces, plus directes et moins sophistiquées que celles du Théâtre des Italiens, offrent à Pierrot une dimension résolument populaire.

Pierrot, instrument de satire sociale et politique

Au théâtre de foire, Pierrot n’est pas seulement un personnage comique : il devient également un vecteur de critique sociale. Contrairement au Théâtre des Italiens, qui vise un public bourgeois et aristocratique, le théâtre de foire s’adresse principalement aux classes populaires. Pierrot y est souvent présenté comme une figure du “petit peuple”, confronté à des injustices ou à des abus de pouvoir.

Dans des œuvres comme Pierrot roi des fous (1720), il incarne un anti-héros qui dénonce les travers de la société, que ce soit l’arrogance des puissants ou l’hypocrisie des institutions. Ces pièces utilisent l’humour et la dérision pour critiquer les inégalités sociales et les privilèges, ce qui vaut parfois au théâtre de foire des conflits avec la censure royale.

La concurrence avec le Théâtre des Italiens

Le succès de Pierrot dans le théâtre de foire s’explique aussi par la rivalité entre ce dernier et le Théâtre des Italiens. Alors que la Comédie-Italienne adopte un style plus raffiné pour plaire à son public bourgeois, le théâtre de foire se positionne comme une alternative plus accessible et provocante.

Cette concurrence pousse les auteurs forains à détourner les personnages traditionnels de la Commedia dell’Arte, dont Pierrot, pour en proposer des versions plus burlesques et irrévérencieuses. Pierrot devient alors une figure de résistance culturelle, s’opposant à la sophistication des Italiens pour mieux incarner les valeurs populaires. Les parodies, les farces et les spectacles improvisés des foires exploitent pleinement le potentiel comique et subversif du personnage.

Une redéfinition du personnage

Au théâtre de foire, Pierrot se transforme en un personnage plus libre et plus proche des spectateurs. Sa maladresse et son humour physique, accentués dans ces spectacles, en font une figure universelle de l’absurde. En même temps, son rôle de critique des institutions lui confère une profondeur nouvelle, qui le distingue de ses origines dans la Commedia dell’Arte.

Cette redéfinition marque un tournant pour Pierrot : il n’est plus seulement un valet naïf, mais un personnage complexe, à la fois comique, satirique et tragique. Cette transformation lui permet de survivre aux évolutions du théâtre et d’influencer les dramaturges des siècles suivants.

Alors que Pierrot connaît un immense succès dans ces deux traditions théâtrales, son évolution reflète des tensions culturelles et sociales plus larges. Entre le raffinement du Théâtre des Italiens et l’audace du théâtre de foire, Pierrot devient un symbole des mutations du théâtre au XVIIIe siècle. Cette dualité annonce également son héritage durable dans les arts et la culture.

L’évolution et l’héritage de Pierrot : Entre tradition et réinvention

La richesse du personnage de Pierrot réside dans sa capacité à évoluer en fonction des attentes des publics et des transformations des pratiques théâtrales. Au XVIIIe siècle, Pierrot devient un véritable point de rencontre entre tradition et modernité. Tout en restant fidèle à ses origines comiques issues de la Commedia dell’Arte, il s’adapte aux nouvelles formes théâtrales et prépare son entrée dans l’imaginaire collectif au-delà des scènes parisiennes.

Une évolution stylistique entre raffinement et burlesque

Au Théâtre des Italiens, Pierrot a acquis une complexité psychologique qui tranche avec ses origines de valet comique. Les dramaturges italiens et français ont introduit des nuances poétiques et mélancoliques, transformant Pierrot en une figure plus introspective et émotionnelle. Ce Pierrot sophistiqué s’adresse à un public bourgeois en quête d’œuvres raffinées et lyriques, où la musique et la danse enrichissent la narration.

En revanche, au théâtre de foire, Pierrot reste fidèle à son rôle de personnage burlesque. Ses maladresses, son humour physique et sa capacité à improviser font de lui une figure comique immédiatement accessible. Toutefois, l’influence de la satire politique et sociale enrichit son rôle, le rendant plus ancré dans les préoccupations du public populaire. Cette dualité entre le Pierrot poétique des Italiens et le Pierrot satirique des foires reflète les tensions culturelles entre les différentes classes sociales du XVIIIe siècle.

Pierrot, témoin des mutations théâtrales au XVIIIe siècle

Le XVIIIe siècle est marqué par de profondes mutations dans le paysage théâtral français. La concurrence entre les troupes institutionnelles, comme la Comédie-Française et le Théâtre des Italiens, et les spectacles forains stimule une créativité débordante. Pierrot, en tant que personnage pivot, est directement influencé par ces changements.

Avec l’essor de la pantomime et des pièces sans paroles imposées par la censure, notamment au théâtre de foire, Pierrot se redéfinit. Des œuvres comme Pierrot danseur (1730) exploitent sa gestuelle et ses expressions corporelles, mettant en avant son talent pour le mime. Ce glissement vers la pantomime préfigure le développement du théâtre visuel au XIXe siècle et ouvre la voie à des réinterprétations artistiques durables, notamment dans la musique et la peinture.

L’héritage durable de Pierrot dans les arts

La complexité et la versatilité de Pierrot lui permettent de survivre bien au-delà du XVIIIe siècle. À partir du XIXe siècle, il devient une figure centrale du romantisme, notamment dans l’œuvre d’auteurs comme Théophile Gautier ou Alfred de Musset, qui s’inspirent de sa dualité entre comique et tragique. Pierrot incarne alors la figure de l’artiste mélancolique et incompris, symbolisant la condition humaine.

Dans les arts visuels, Pierrot inspire de nombreux peintres, comme Jean-Baptiste Greuze au XVIIIe siècle, puis plus tard Paul Cézanne et Pablo Picasso, qui reprennent l’iconographie du personnage. Dans la musique, il trouve une résonance particulière avec Pierrot Lunaire d’Arnold Schoenberg au XXe siècle, une œuvre qui réinterprète son essence poétique et mélancolique.

Un personnage universel et intemporel

La longévité de Pierrot repose sur sa capacité à s’adapter aux attentes de chaque époque. Tantôt comique, tantôt tragique, il transcende les frontières du théâtre pour devenir une figure universelle, incarnant les aspirations, les contradictions et les émotions humaines. Le Pierrot du XVIIIe siècle, qu’il soit sublimé par le Théâtre des Italiens ou réinventé dans le théâtre de foire, prépare cette universalité en enrichissant son répertoire et sa symbolique.

Pierrot, tel qu’il se présente au XVIIIe siècle, est un témoin et un acteur des transformations théâtrales et sociales de son temps. Il évolue entre des univers contrastés, du raffinement bourgeois du Théâtre des Italiens à la vitalité populaire du théâtre de foire, tout en conservant son essence de personnage comique et mélancolique. Ces adaptations successives font de lui une figure intemporelle, capable de dialoguer avec les préoccupations artistiques et culturelles des siècles suivants.

Conclusion

Pierrot, figure incontournable des scènes parisiennes des XVIIe et XVIIIe siècles, incarne à lui seul l’évolution des pratiques théâtrales et des sensibilités culturelles de son temps. Du Théâtre des Italiens, où il gagne en subtilité et en raffinement, au théâtre de foire, où il s’impose comme un personnage burlesque et satirique, Pierrot ne cesse de se réinventer pour répondre aux attentes des publics les plus divers.

Symbole des contrastes entre le théâtre savant et le spectacle populaire, Pierrot reflète les tensions sociales et artistiques qui traversent la société française de l’époque. Il témoigne d’une créativité théâtrale foisonnante, mais aussi d’un besoin universel de rire, d’émouvoir et de réfléchir à travers les récits qu’il incarne.

Son évolution au XVIIIe siècle, entre sophistication et liberté, prépare son héritage durable dans les arts et la culture. Devenu une figure intemporelle, il dépasse les cadres du théâtre pour s’inscrire dans la peinture, la musique et la littérature. Le Pierrot du XVIIIe siècle n’est pas seulement un personnage de scène : il est une métaphore vivante des aspirations et contradictions humaines, ce qui explique pourquoi il continue d’inspirer et de fasciner, des siècles après ses premières apparitions sur les planches.

Sources bibliographiques :

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