Les meuniers cabaretiers
Les meuniers cabaretiers : quand les meuniers se rendent compte qu’il est plus de rentable de tenir cabaret !
En étudiant l’histoire des moulins de Paris, il est marrant de voir la lente transition du métier de meunier à celui de cabaretier à Paris.
L’aventure des Debray est intéressante à ce titre. En effet, ces meuniers propriétaires du Blute Fin et du Radet en haut de Montmartre découvrirent, au courant du XIXe siècle, qu’il était plus rentable de vendre de galettes et du vin blanc que de faire de la farine.
Creusons un peu le sujet avec Charles Sellier, auteur d’un article formidable dans le Rappel du 15 décembre 1855 !
Rapide histoire des Debray
Les connaisseurs du Vieux Montmartre connaissent bien cette histoire. Elle est celle du Moulin de la Galette, du Blute Fin et du Radet.
Cette famille était déjà installée sur les coteaux de la butte au XVIIIe siècle. Pratiquant la polyculture sous la protection de l’Abbaye de Montmartre, elle avait quelques vaches, mais aussi exploitait quelques champs. Enfin, dans ses moulins, elle transformait le blé en farine pour approvisionner des épiciers de la ville.
Puis, avec le développement de la mode de la promenade, la Butte Montmartre attirait un peu de monde. Remplaçant les pèlerins qui gravissaient la colline pour approcher Saint Denis sur le lieu de son martyr, ils venaient profiter de la vue et de la campagne, se reposant ainsi de la vie parisienne, certe trépidante, mais déjà si polluée.
Au pied des moulins, ces promeneurs étaient de plus en plus tentés par s’offrir une petite pause. Les galettes des Debray et leur vin blanc les tentaient bien.
Puis, au cours du XIXe siècle, les Debray rajoutèrent, à leur arc, les danses. Un véritable bal s’installait, avec des cours pour ceux qui le souhaitaient. En tout état de cause, le business du Moulin de la Galette était lancé et attiraient toujours de plus en plus.
Le passage du moulin au cabaret
Maintenant que nous avons rapidement résumé l’histoire des Debray, redonnons la parole à Charles Sellier.
« Tous ces moulins à vent ne doivent pas qu’à leur farine la notoriété dont ils ont joui pour la plupart. A l’industrie de la meunerie était ordinairement jointe celle de la pâte feuilletée, Le meunier n’avait plus qu’un pas à faire pour devenir cabaretier et il le devint forcément à cause que la galette a le don d’échauffer le gosier. La position pittoresque de la plupart des moulins, les ombrages dont le plus souvent ils étaient entourés en avaient fait autant agréables, séjours où les citadins de toutes les époques ont aimé venir goûter les plaisirs de la danse et les joies de la bouteille. »
Une histoire déjà médiévale
« Dès le Moyen-Age, les cabarets à l’enseigne d’un moulin quelconque étaient devenus très populaires ; ceux de la butte Saint-Roch étaient particulièrement appréciés. Avant sa première transformation, cette butte présentait un aspect des plus riants et des plus champêtres : ses flancs chargés de vignes étaient agrémentés, çà et là, de berceaux et de vide-bouteilles où le vin d’Argenteuil avait la vogue, et c’est pour cette raison que le chemin qui y grimpait reçut le nom d’Argenteuil. Aux moulins des Grésillons, ou ne débitait guère que du vin désigné sous l’expression pittoresque de bouillon à l’oseille, mais plus connu sous le qualificatif de guinguet. De là est certainement dérivé le mot ‘guinguette’. »
Ainsi voici l’origine de la guinguette ! Le lieu où on buvait un petit bouillon, appelé guinguet.
Quelques guinguettes célèbres
Du côté de Javel
« Le Moulin de Javelle était, à la fin du dix-septième siècle, la guinguette la plus célèbre de Paris. C’était le rendez-vous des gens de la finance. Ce cabaret a été illustré par un acte que Dancourt et Michault firent représenter à la Comédie-Française, et dont Scribe a rajeuni, sous le même titre, l’intrigue, une des fréquentes aventures passées sous ses bosquets en 1696. Le 5 septembre 1718, d’après Dangeau, M. le prince de Conti donna au même lieu une fort jolie fête de nuit, dont certaine dame de Normandie fut la reine au grand dépit de son Normand d’époux. En 1752, le Moulin de Javel était en pleine décadence. On le jouait encore à la Comédie-Française, que déjà ses treilles n’existaient plus qu’à l’état d’ombre, s’il faut en croire un petit livre qui parut cette année-là, sous le titre de : Voyage à Saint-Cloud par terre et par mer.
Le moulin de Beurre et la mère Saguet
Parmi les moulins célèbres en joyeuses beuveries, gardons – nous d’omettre le Moulin de Beurre, où il n’y avait plus de moulin dans les derniers jours de sa splendeur. Ce cabaret, situé à deux pas de la barrière du Maine, fut fondé un peu avant 1789 ; mais c’est seulement sous l’empire et la Restauration qu’il commença à être florissant. Il était tenu par la mère Saguet. C’est alors qu’il eut des hôtes qui ont laissé trace : Thiers, David le statuaire, Bellangé, Chenavard, Armand Carrel, Alexandre Dumas, les Devéria, Raffet, Gavarni, Tony Johannot, Louis Boulanger, Théodore Rousseau, Victor Hugo !
L’un des plus joyeux tapageurs du cabaret était Victor Hugo, dit Marc Fournier dans le Dernier Cabaret. Il venait là promener sa muse et ses rêves, bon, naïf, insouciant, et le front déjà chargé de ces rayons de gloire dont ses amis oubliaient l’éclat à la franche clarté de son sourire. La mère Saguet n’en parlait jamais que l’œil humide. Elle l’appelait toujours l’enfant sublime, elle vous conduisait derrière sa maison, dans un petit coin gazonné, où s’élevait jadis le moulin de la Graude-Pine — « C’est là, disait-elle alors, au pied du moulin que M. Victor écrivait ses vers. Le moulin n’est plus, mais je suis bien sûre que ses vers sont restés. Ah ! quel aimable enfant que M. Victor, et aussi son frère Abel ! Diriez-vous, mon bon monsieur, que c’est ce fou d’Abel qui m’apprit à faire le riz à la Valenciennes et la tétine de vache en daube ! Le jour qu’ils sont venus pour attacher leur croix d’honneur, j’ai pleuré comme une Madeleine, mais c’était de joie. Car c’est ici qu’ils ont tous attaché leur croix, tous les uns après les autres. Et aussi je les appelais mes enfants, qu’ils étaient déjà de grands hommes !»
La mère Saguet s’était retirée des affaires après 1840. Tous les ans, le jour de sa fête, elle quittait sa retraite et venait reprendre « la castrolle », comme elle disait. Ce jour-là, tout ce qui survivait de gais lurons, ses contemporains, arrivait à la file ; aucun n’a oublié la date. »
Les moulins de Montparnasse
« Bref, la vogue du Moulin de Beurre avait fait succomber quantités d’autres guinguettes, situées dans les mêmes parages et à Montrouge, et où, dimanches et fêtes, se rendait en foule la jeunesse des écoles. D’autre avaient disparu en 1820, par suite de l’agrandissement du cimetière Montparnasse. Chacun d’eux avaient pour enseigne le nom d’un moulin disparu. C’étaient, entre autres, le Moulin janséniste, le Moulin molinite, celui du Bel-Air, puis le Moulin d’Amour, que ne hantait même plus le souvenir de son ancien hôte Fréron.
Cependant, après 1830, le Moulin de Montsouris devenait célèbre à son tour. C’est là que se terminaient, fourchette en main, les nombreuses affaires d’honneur qui allaient se régler dans les environs, au pistolet ou à l’épée, et qui contribuèrent pour une large part à la fortune de la mère Blésimart, la propriétaire du cabaret.
De tous les moulins à vent de Paris d’autrefois, il reste, comme souvenir, quelques dénominations de rues ; comme vestiges, les trois moulins que possède encore la butte Montmartre ; ce sont le Moulin de But-à-Fin, le Moulin Radet, plus connu sous le nom de Moulin de la Galette et un petit moulin apporté de Montrouge, peu après 1830, pour tenir compagnie aux deux premiers. Il nous resterait bien à expliquer l’origine de l’expression « jeter son bonnet par-dessus les moulins ». Nous sommes obligés d’avouer, à notre honte, que nous n’en savons rien jusqu’à présent. Pris en mauvaise part, ce dicton a une analogie frappante avec la mauvaise réputation dont ont joui les guinguettes des moulins où se sont abrités bien des mystères galants ; mais ceci n’est qu’une supposition et non une solution. – Dans le sens de déclarer qu’on a fini de parler et qu’on ne sait comment conclure, et cela est bien notre cas, permettez-nous, lecteur, de dire avec Mme de Sévigné, que « nous jetons notre bonnet par-dessus les moulins ».
Quelle fascinante histoire que celles des meuniers cabaretiers !