Histoires de Paris

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Vies de fêtes

Le fou dans le carnaval de Paris : Un masque de liberté ?

Chaque année, le carnaval était un moment de fête où Paris se laissait emporter par le tumulte des rires, des déguisements et des cortèges animés. Au cœur de cette explosion de joie et de transgression, une figure singulière se démarquait : le fou. Affublé de grelots et d’un costume bigarré, il incarnait la liberté moqueuse du peuple, se riant des puissants et bousculant les hiérarchies sociales. Héritier des bouffons médiévaux et du roi de la Fête des Fous, le fou du carnaval de Paris symbolisait l’inversion des rôles, un monde à l’envers où les règles s’effaçaient le temps d’une célébration.

Mais que racontait réellement cette figure sur la société parisienne ? Était-il un véritable rebelle ou un simple instrument d’un désordre maîtrisé ? Du faste des carnavals du XVIIe siècle aux derniers éclats du XIXe siècle, en passant par les saturnales étudiantes et les charivaris populaires, le fou a longtemps été un acteur central de ces festivités. Pourtant, avec le déclin du carnaval parisien, son rire s’est peu à peu éteint.

Plongeons dans l’histoire du fou du carnaval de Paris, ce personnage haut en couleur, à la frontière entre subversion et tradition.

Une figure héritée du Moyen Âge

Le fou du carnaval de Paris trouve ses racines dans une longue tradition médiévale où la folie, loin d’être seulement un état pathologique, relevait aussi du jeu social et du renversement des normes. Dès le XIIIe siècle, les villes européennes célébraient des festivités où l’ordre établi était temporairement bouleversé. Parmi elles, la Fête des Fous, qui se déroulait principalement dans les cathédrales et les paroisses, permettait aux clercs subalternes et aux étudiants de moquer les élites ecclésiastiques en élisant un “évêque des fous”. Ce dernier parodiait les cérémonies religieuses, dansait dans les chœurs et lançait des plaisanteries irrévérencieuses.

Le fou, un symbole de l’inversion des rôles

Le carnaval s’inscrivait dans ce même esprit de renversement des hiérarchies. À travers l’Europe, des personnages comme le roi des fous ou le prince des sots étaient élus pour incarner cette subversion temporaire. Leur mission était simple : ridiculiser le pouvoir, critiquer les institutions et incarner un monde à l’envers où les faibles devenaient forts et où les puissants étaient tournés en dérision.

À Paris, ces traditions carnavalesques se mêlaient aux grandes réjouissances urbaines, notamment celles organisées par la jeunesse étudiante et les corporations de métiers. Le fou, en tant que personnage central, pouvait revêtir plusieurs formes :

• Le bouffon grotesque, inspiré des farces théâtrales et des saltimbanques.

• Le fou couronné, incarnation carnavalesque du roi moqué.

• Le fou satirique, inspiré du dieu antique Momus, qui raillait la société avec mordant.

Un héritage antique et populaire

Ces traditions puisaient elles-mêmes dans un passé plus ancien. Dans l’Antiquité romaine, les Saturnales permettaient déjà aux esclaves d’échanger leurs rôles avec leurs maîtres, un jeu temporaire de subversion qui survivra dans le carnaval médiéval. De même, les charivaris — ces défilés moqueurs qui accompagnaient les mariages jugés inconvenants ou les notables impopulaires — reprenaient les codes du fou carnavalesque : bruit, mascarades et désordre organisé.

Derrière les rires et les excès du carnaval, le fou jouait donc un rôle bien précis : celui de révéler, par la satire et le jeu, les tensions et les contradictions d’une société structurée par des règles rigides. À travers ses farces et ses déguisements, il soulignait tout ce qui, le reste de l’année, devait être tu.

Avec le temps, cette figure évoluera pour s’adapter aux grandes mutations de la capitale, notamment à partir du XVIIe siècle, où le carnaval parisien prendra un éclat particulier. C’est ce que nous verrons dans la prochaine partie.

Le carnaval parisien et la folie joyeuse

Si le fou du Moyen Âge était une figure de renversement et de satire, son rôle évolua avec le faste du carnaval parisien aux XVIIe et XVIIIe siècles. À cette époque, la ville devenait le théâtre d’une effervescence populaire où masques, déguisements et chars défilaient dans un tourbillon de couleurs et de rires. C’était le temps des grandes cavalcades, où le fou, personnage central des réjouissances, incarnait à la fois la moquerie et l’excès.

L’âge d’or du carnaval parisien

Sous l’Ancien Régime, le carnaval de Paris atteignit son apogée. Les festivités s’étendaient sur plusieurs semaines, culminant lors du Mardi gras, et attiraient aussi bien le peuple que la noblesse. Si les élites se prêtaient volontiers au jeu des bals masqués et des travestissements élégants, la rue voyait défiler une toute autre forme de folie : un carnaval populaire, bruyant et irrévérencieux, où le fou retrouvait toute sa dimension grotesque.

Dans les cortèges, il se distinguait par son costume bigarré, son capuchon orné de grelots et son sceptre à tête de marotte, symbole de son pouvoir éphémère. Il pouvait prendre différentes formes :

• Le fou saltimbanque, héritier des bateleurs médiévaux, qui amusait la foule avec des acrobaties et des plaisanteries.

• Le roi du carnaval, une figure temporairement investie d’une autorité dérisoire, souvent portée en triomphe avant d’être “sacrifiée” dans une mise en scène burlesque.

• Le fou masqué, omniprésent dans les bals et défilés, jouant sur le mystère et la satire.

Le carnaval permettait ainsi à chacun, l’espace de quelques jours, d’endosser un autre rôle. Le fou devenait alors l’incarnation de cette liberté passagère où l’ordre social semblait suspendu.

Le Carnaval des étudiants et l’héritage de Momus

Parmi les traditions carnavalesques parisiennes, celle des étudiants se distinguait par sa verve satirique. Dès le XVIe siècle, les élèves de la faculté de médecine organisaient un charivari burlesque, moquant les professeurs et les notables. Cette tradition se poursuivit jusqu’au XIXe siècle avec le célèbre Carnaval des étudiants, où le dieu Momus, divinité antique de la raillerie, était célébré en grande pompe.

Momus devint une figure récurrente des mascarades parisiennes, souvent représenté sous les traits d’un fou rieur, critiquant tout et n’épargnant personne. Il était le symbole de l’esprit frondeur du carnaval, où la folie servait à dénoncer les travers du pouvoir et de la société.

Un exutoire social et politique

Au-delà de son aspect festif, le carnaval parisien jouait un rôle cathartique. Le fou, en ridiculisant les figures d’autorité, permettait d’exprimer une contestation qui, autrement, aurait pu être réprimée. La critique sociale passait par le rire, mais elle était bien réelle :

• On tournait en dérision les puissants, qu’ils soient rois, magistrats ou évêques.

• On exagérait les stéréotypes des différentes classes sociales dans un jeu de travestissement.

• On laissait libre cours à un langage outrancier, impossible en dehors du cadre carnavalesque.

Mais cette liberté avait ses limites. Si le fou pouvait tout dire, c’était parce qu’il le faisait dans un cadre bien défini, un espace-temps où la transgression était autorisée. Dès que le carnaval prenait fin, la société reprenait son cours normal, et le fou disparaissait avec lui.

C’est cette ambiguïté qui fit la richesse mais aussi la fragilité du fou carnavalesque. Car avec l’évolution de la ville et des mentalités, cette figure subversive allait peu à peu perdre son rôle central dans les festivités parisiennes. C’est ce que nous verrons dans la prochaine partie.

Le fou comme miroir de la société

Le fou du carnaval parisien, derrière son apparence burlesque et sa liberté apparente, était bien plus qu’un simple amuseur public. Il incarnait un miroir tendu à la société, révélant ses contradictions et ses tensions. En moquant les puissants et en tournant en dérision les règles établies, il servait à la fois d’exutoire et de révélateur des inégalités et des frustrations populaires.

Une folie moqueuse et critique

Loin d’être un personnage insignifiant, le fou du carnaval participait activement à une tradition de satire sociale. À travers ses déguisements outranciers, ses paroles exagérées et ses mimiques grotesques, il donnait à voir une société renversée, où les codes étaient inversés. Cette critique prenait plusieurs formes :

• La parodie des puissants : Le fou se travestissait en roi, en évêque ou en juge, multipliant les gestes absurdes pour dénoncer les excès et l’hypocrisie des élites.

• La caricature des classes sociales : Les défilés carnavalesques mettaient en scène des paysans, des bourgeois et des aristocrates dans des rôles exagérés, soulignant les fractures entre ces groupes.

• Le langage de l’excès : Le fou parlait fort, utilisait un vocabulaire outrancier, mélangeait les registres pour mieux faire exploser les conventions du langage officiel.

Ce rôle de critique sociale n’était pas sans risque. À certaines périodes, notamment sous les règnes autoritaires, le carnaval était étroitement surveillé. Trop de subversion pouvait conduire à des interdictions ou à des répressions. Mais tant que cette critique restait contenue dans l’espace carnavalesque, elle était tolérée, car elle permettait à la population d’évacuer ses frustrations sans remettre en cause l’ordre établi.

Un exutoire populaire face aux tensions sociales

Le fou carnavalesque était aussi un personnage ambigu : il incarnait à la fois la liberté et la soumission à un désordre encadré. Si le carnaval permettait au peuple de rire des puissants, il ne menaçait pas directement l’organisation sociale. Au contraire, il pouvait être perçu comme un moyen de canaliser les tensions.

On peut alors se demander si cette “folie” n’était pas une forme de contrôle social. Les historiens et anthropologues qui ont étudié les fêtes populaires ont souvent souligné leur rôle pacificateur. En autorisant temporairement le chaos, les autorités s’assuraient que l’ordre serait réaffirmé avec encore plus de force une fois la fête terminée. Comme le disait l’historien Mikhaïl Bakhtine, le carnaval était “l’autre monde” qui permettait de mieux accepter le monde réel.

Le fou : un rebelle ou une figure maîtrisée ?

Cette ambiguïté se retrouve dans l’évolution du fou carnavalesque au fil du temps. À certaines époques, il était un acteur véritablement subversif, moquant le pouvoir en place avec audace. Mais à d’autres moments, il devenait un simple élément folklorique, un personnage accepté précisément parce qu’il ne menaçait plus rien.

Le déclin du carnaval parisien au XIXe siècle coïncida avec une transformation de la société : l’urbanisation, la rationalisation des fêtes populaires et la montée des normes hygiénistes mirent progressivement un terme à ces manifestations de joie collective. La figure du fou, trop associée au désordre et à l’excès, fut peu à peu reléguée au rang de souvenir pittoresque.

Dans la prochaine partie, nous verrons comment cette disparition progressive du fou carnavalesque s’est accompagnée d’un changement dans la manière dont Paris envisageait ses fêtes et son rapport à la folie.

La disparition du fou carnavalesque et l’évolution des fêtes parisiennes

À mesure que Paris se transformait au XIXe siècle, la figure du fou carnavalesque perdit son rôle central. Plusieurs facteurs contribuèrent à ce déclin : l’urbanisation haussmannienne, la rationalisation des fêtes populaires et l’évolution des mentalités face à la folie et à l’ordre public. Le carnaval, autrefois espace de liberté et de satire sociale, fut progressivement domestiqué, tandis que la figure du fou se déplaçait vers d’autres sphères culturelles.

L’urbanisation et la régulation du carnaval

Sous le Second Empire, les grands travaux d’Haussmann bouleversèrent la structure de la ville. Les ruelles médiévales, où le carnaval se déployait librement, firent place à de vastes boulevards propices aux défilés ordonnés mais moins à l’improvisation et au désordre carnavalesque.

Parallèlement, les autorités mirent en place des restrictions croissantes sur les manifestations populaires. À partir de 1830, la police encadra de plus en plus les fêtes de rue, et le carnaval perdit peu à peu son caractère spontané. Si des cortèges festifs subsistèrent, notamment sur les Grands Boulevards, ils devinrent plus encadrés, avec des défilés de chars décorés mais moins de mascarades subversives.

Le fou, autrefois maître du chaos, devint alors une figure marginale du carnaval, remplacé par des personnages plus consensuels et par la figure du roi du carnaval, une autorité festive mais privée de satire acerbe.

Un regard nouveau sur la folie

Le XIXe siècle vit aussi un changement profond dans la perception de la folie. Avec le développement de la psychiatrie et des théories médicales, la “folie joyeuse” du carnaval céda la place à une vision plus pathologique du fou.

• Les hôpitaux psychiatriques, comme la Salpêtrière, devinrent des lieux d’enfermement où la folie était étudiée et classifiée.

• Le fou, qui incarnait autrefois la liberté de parole et l’inversion des rôles, fut progressivement perçu comme un malade à traiter plutôt que comme un bouffon à écouter.

• Dans la culture populaire, le fou carnavalesque se transforma en personnage de théâtre ou de roman, souvent réduit à une caricature comique ou tragique (comme dans les œuvres de Victor Hugo ou Balzac).

Ce glissement traduisait une volonté croissante de contrôler les comportements et d’exclure les éléments jugés “dérangeants” de l’espace public. Là où le carnaval médiéval faisait du fou un acteur central, la modernité l’isola et le relégua aux marges.

Du carnaval à la scène : le fou réinventé

Si le fou disparut progressivement du carnaval parisien, il trouva une nouvelle place dans d’autres formes de spectacles. Le théâtre de foire, puis le théâtre populaire du XIXe siècle, reprirent certains de ses traits :

• Les pierrots et arlequins des théâtres de boulevard héritèrent de son costume et de ses mimiques.

• Les clowns de cirque, apparus au début du XIXe siècle, reprirent la logique du fou grotesque, oscillant entre rire et mélancolie.

• Les cabarets et cafés-concerts, comme ceux de Montmartre, développèrent une verve satirique qui rappelait les provocations du fou de carnaval,

Ainsi, si le fou perdit son rôle festif dans les rues de Paris, il continua d’exister à travers de nouvelles formes de divertissement, où il restait un symbole de transgression et de dérision.

Conclusion : le fou, une figure disparue mais persistante

Le fou du carnaval parisien, autrefois personnage central des réjouissances urbaines, fut progressivement effacé par l’évolution de la ville et des mentalités. De figure de satire et de liberté, il devint un vestige d’un monde révolu, où l’ordre social pouvait être temporairement inversé pour mieux se réaffirmer ensuite.

Mais cette disparition ne signifie pas que la figure du fou a cessé d’exister. Si le carnaval parisien s’est assagi, la satire et l’esprit frondeur du fou ont survécu ailleurs : dans les théâtres, les cabarets, et même dans la culture contemporaine à travers des figures comme le clown, l’humoriste ou l’agitateur politique.

Le fou carnavalesque, bien qu’éloigné des rues de Paris, continue donc d’habiter notre imaginaire, rappelant que la folie, loin d’être seulement un trouble, peut aussi être un regard décalé sur le monde, un espace de liberté où la parole ose renverser les certitudes.

Sources bibliographiques :

Jacques Heers, Fêtes des fous et carnavals, Éditions Arthème Fayard, Paris, 1983.

Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970.

Peter Burke, Fêtes et rituels de la Renaissance, Champ Vallon, 1984.

Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Carnaval de Romans, Gallimard, 1979.

Alain Corbin (dir.), L’Avènement des loisirs, Aubier, 1995.

Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1961.

Johan Huizinga, Homo Ludens : Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1938.

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire de la vie privée, Tome 3 : De la Renaissance aux Lumières, Seuil, 1986.

Denis Yokel, Le Fou du roi : histoire d’une figure du pouvoir, Flammarion, 2003.

Éric Dottin, Le Carnaval de Paris au XIXe siècle : Une fête urbaine entre tradition et modernité, Presses universitaires de Rennes, 2014.

René Jacques, Paris en fête : Du Moyen Âge à nos jours, Parigramme, 1997.

Hervé Sanson, Histoire du Carnaval de Paris, Éditions du Cerf, 2012.