La fête des patins de 1865
La fête des patins de 1865 : une île illuminée dans la nuit autour de laquelle des gens s’élancent en patin !
Lorsque l’hiver était suffisamment froid, de la glace se formait sur les lacs du Bois Boulogne. C’était pour les parisiens un moment de détente et de plaisir en s’élançant sur leurs patins.
Cette pratique se diffusa fortement à partir du Second Empire. A cette occasion, comme en 1867, on organisa une fête de la nuit : la fête des patins.
Retour sur cette histoire grâce au témoignage de Léo de Bernard, publié dans le Monde illustré du 2 février 1867.
Un Paris hivernal extraordinaire
« Décidemment Paris est une ville aussi heureuse qu’extraordinaire. Depuis longtemps, elle manquait d’hiver et la voila tout à coup transformée en un Saint Petersbourg, en un Stockholm tempéré.
La fête aux patins du 22 janvier, au Bois de Boulogne a été splendide. On eût dit un spectacle des bords de la Neva ou une joyeuse kermesse de Hollande.
Dés sept heures, l’Ice club s’illumine et il s’élève au dessus du bois comme une immense aurore boréale.
Les avenues regorgent d’équipage, et les chênes transformés en réverbères portent des lanternes vénitiennes qui éclairent les passants.
Le long de la route, des centaines de lampions brillent dans la neige comme des verts luisants.
Au loin, retentit la chanson des patineurs.
Nous voici au club : c’est un vaste et gracieux chalet tout ruisselant de lumières. »
Une fête réservée à un nombre restreint mais attirant du monde
« A la porte, des gardes, des sergents de ville contiennent la foule et font entrer les invités.
Trois mille personnes sont reçues dans l’enceinte réservée, et devant le club, on voit circuler les tournures les plus excentriques, les costumes les plus divers ; tout est velours, soie, dentelle et fourrures. Le bonnet d’Astrakan se rencontre avec le fez oriental, la toque écossaise avec le bonnet carré de Pologne, la casquette hollandaise avec le chapeau norvégien. On voit des redingotes à brandebourgs ; des vestes suédoises, des manteaux russes à triple fourrure et à double collet. Mais ce qui domine, je le dis avec fierté, c’est la coiffure, c’est le veston et le chapeau capsule de nos gandins. »
Le lac des patineurs
« Devant le club s’étend le lac des patineurs. Tout autour s’élèvent des phares qui promènent leur lumière électrique, et supportent une guirlande de lampions de toutes couleurs.
Ce cordon gigantesque est éblouissant et forme comme une enceinte aérienne et lumineuse.
Au milieu du lac est une ile qui a aussi sa ceinture embrasée, sa guirlande de feux.
La glace miroite, la neige scintille, tout reluit, tout flamboie.
Autour du bassin se dresse une grille qui a plus d’un kilomètre, et derrière cette grille se pressent, s’agitent et regardent trente mille personnes… trente mille personnes qui ont le désavantage de n’être pas millionnaires et gentlemen.
En passant devant le club, je jette un coup d’œil sur la cabine de l’empereur qui se trouve à côté du Salon du Cercle : c’est une pièce en reps rouge et gris, meublée très simplement : une table, un divan, quelques chaises ; sur la cheminée une pendule et deux lampes en marbre, c’est tout. Au milieu du cabinet sont rangés les trois traineaux de la famille impériale. »
Les illustres participants
« Parmi les notabilités de la fête, on m’a désigné le prince Joachim Murat, président du cercle, le comte O. Aguado, le prince d’Arenberg, ambassadeur de Prusse, la princesse de Metternich, le prince et la princesse Nariskine, le comte de Saint Priest, le marquis du Lau, le marquis de Castelbajac, le prince de Sagan, M. Cartier, secrétaire général du cercle, et le roi des patineurs.
J’aurais mauvais grâce d’oublier un Lapon de distinction, ainsi que mademoiselle Isabelle, l’illustre bouquetière du Jockey Club, qui, en échange d’un modeste louis, vous offre avec sa grâce habituelle un bouquet de lilas blanc. Pauvre lilas ! Douces fleurs printanières qui ne craignaient pas de s’aventurer sur la glace et venir braver l’hiver jusque chez lui ! »
Que la fête commence
« Huit heures sonnent ; au même instant, la musique des gardes de Paris, qui se tient ente deux feux de bivouac au milieu de l’île, éclate en joyeuses fanfares.
Dames et cavaliers chaussent le patin, parent leur boutonnière ou leur chapeau d’une lanterne et s’avancent le turf de cristal.
O le curieux spectacle, plein de grâce, de fantaisie, d’animation et d’originalité !
Les patineurs s’élancent, tournent, reculent, se croisent, se poursuivent et semblent dans leurs courses capricieuses et vagabondes, des personnages fantasques emportés par le vent.
Celui-ci part comme un trait, se penche, se relève et disparait comme un oiseau. Celui-là, un pied en l’air et la main sur la hanche, décrit doucement des zigzags mélancoliques.
Un autre bondit, comme une balle élastique et franchit les obstacles ; un autre enfin passe comme une ombre et va si vite qu’on prendrait des patins pour les bottes du Petit Poucet.
Presque tous ont des lanternes à la boutonnière et voltigent sur la surface du lac comme des feux follets. »
Le feu d’artifice
« Tandis que la musique joue et qu’on patine en cadence, des feux de Bengale s’allument de tous côtés ; ce sont des colonnes de fumées éblouissantes, des nuages verts, rouges, oranges, qui s’élèvent comme un vaste arc en ciel au dessus du lac.
Ici, c’est un traineau qui promène un vieillard ou un enfant ; là une princesse russe qui écoute une valse de Strauss et glisse, doucement appuyée sur l’épaule de son cavalier, un tuteur qui a bien vingt ans ! Plus loin, c’est un bataillon de blondes ladies qui s’élancent sur la glace du lac comme une volée d’oiseaux et disparaissent derrière un nuage rose.
Enfin, ce sont deux jolies femmes brouillées depuis longtemps, qui, tout à coup, se trouvent face à face, se reconnaissent, perdent l’équilibre, roulent dans les bras l’une de l’autre, ne peuvent garder leur sérieux, se donnent la main, et, tombées brouillées, se relèvent bonnes amies.
Tout à coup, une détonation retentit et toute l’île est en feu. C’est le feu d’artifice qui va déterminer cette charmante fête. Les fusées partent, montent et semblent en retombant poursuivre les patineurs et leur fait sentir que l’heure est venue de se retirer.
Fin d’une jolie parenthèse
« La musique se tait ; les tambours battent la retraite. Je défais mes patins, je quitte la glace et je reviens à terre, sur cette bonne terre qui couve en silence, sous son manteau de neige, les fleurs du printemps, les fruits de l’été et les germes de la récolte, espoir du laboureur.
Comme s’il n’avait attendu que la fête de la glace pour la détruire, le dégel humide, le chaud a commencé avant que les derniers lampions fussent éteints.
Paris n’est pas Saint Petersbourg : on patinait hier, on patauge aujourd’hui. »