La danse mauresque dans les entrées royales à Paris : entre spectacle et mise en scène du pouvoir
Les entrées royales constituaient l’un des moments les plus spectaculaires de la vie urbaine sous l’Ancien Régime. À chaque nouvelle prise de pouvoir ou à l’occasion d’un événement politique majeur, les souverains faisaient leur entrée solennelle dans Paris, accueillis par une ville métamorphosée pour l’occasion. Ces cérémonies fastueuses, soigneusement orchestrées, mêlaient architecture éphémère, discours allégoriques et performances artistiques destinées à exalter la grandeur du roi et à renforcer le lien entre le monarque et son peuple. Parmi les nombreuses formes de divertissement mises en scène lors de ces processions, la danse mauresque occupait une place singulière.
D’origine médiévale, cette danse spectaculaire, souvent associée aux tournois et aux mascarades, faisait appel à des danseurs costumés en Maures ou en guerriers exotiques, simulant des combats rythmés au son des tambours et des hautbois. Importée d’Espagne et popularisée dans les cours européennes dès le XIVe siècle, la danse mauresque fut progressivement intégrée aux rituels des entrées royales. Elle y revêtait une signification particulière, à la croisée du divertissement et de la propagande. À travers ces mises en scène chorégraphiées, le pouvoir royal affirmait non seulement sa magnificence, mais aussi son rôle de défenseur de la foi chrétienne face à l’Islam, dans un contexte où la Reconquista espagnole et les conflits avec l’Empire ottoman structuraient largement l’imaginaire européen.
À Paris, la danse mauresque fut ainsi utilisée lors de plusieurs entrées royales, notamment sous les règnes de Charles VI, François Ier et Henri II. Tantôt associée aux festivités militaires, tantôt intégrée à des ballets de cour élaborés, elle symbolisait l’affirmation du pouvoir royal sur les territoires conquis et sa capacité à dominer les influences étrangères. Son évolution au fil des siècles, de la joute chorégraphiée à la danse théâtralisée, témoigne d’un glissement progressif vers un spectacle de cour plus raffiné et codifié.
Comment la danse mauresque a-t-elle été utilisée dans les entrées royales parisiennes, et quels enjeux symboliques portait-elle ? Nous verrons d’abord comment cette danse s’est imposée comme un spectacle de puissance et d’exotisme, avant d’analyser son rôle dans la mise en scène du pouvoir royal à Paris. Enfin, nous examinerons son évolution et son influence sur les formes de spectacle postérieures.
La danse mauresque, un spectacle de puissance et d’exotisme
Dès le Moyen Âge, les fêtes et cérémonies royales incorporaient des éléments spectaculaires destinés à impressionner les spectateurs et à magnifier la figure du souverain. Parmi ces manifestations artistiques, la danse mauresque occupait une place particulière en raison de son caractère à la fois martial et exotique. À travers ses rythmes vifs et ses figures chorégraphiques inspirées des combats, elle suscitait autant l’admiration que la crainte, tout en renforçant la mise en scène de la puissance royale.
Aux origines de la danse mauresque : une fascination pour l’Orient et la guerre
La danse mauresque trouve ses racines dans la culture médiévale européenne, et plus particulièrement dans la péninsule Ibérique, où les influences arabes et chrétiennes s’entrelacent depuis des siècles. Issue des représentations de la Reconquista, cette danse s’inspire des affrontements entre chrétiens et musulmans pour en faire un divertissement stylisé, souvent exécuté lors de tournois ou de mascarades.
En Espagne, on la retrouve dès le XIVe siècle sous le nom de “morisca”, une danse guerrière mettant en scène des chrétiens affrontant des Maures, jouée aussi bien dans des spectacles populaires que dans des festivités royales. Cette mise en scène de l’altérité musulmane se diffuse ensuite dans toute l’Europe, où la fascination pour l’Orient nourrit à la fois l’imaginaire artistique et le discours politique. En France, cette danse prend place dans divers contextes festifs, notamment lors des entrées royales où elle se pare d’une signification plus symbolique : celle de la domination du pouvoir royal sur les forces extérieures et les influences étrangères.
Une danse spectaculaire adaptée aux entrées royales parisiennes
Les entrées royales, en tant que manifestations de prestige et de puissance, se devaient d’intégrer des spectacles à la hauteur de la majesté du souverain. La danse mauresque, par sa nature spectaculaire, s’inscrit parfaitement dans cette logique. Elle est souvent exécutée sur des estrades ou au sein de cortèges, accompagnée de musique militaire et d’acrobaties.
À Paris, plusieurs entrées royales témoignent de la présence de la danse mauresque comme élément de mise en scène. Lors de l’entrée de Charles VI en 1389, un cortège richement décoré parcourt la capitale, ponctué de spectacles exaltant la grandeur du roi. Parmi eux, des performances inspirées des joutes mauresques illustrent à la fois l’exotisme et la puissance militaire du royaume. De même, sous François Ier, dont le règne est marqué par une fascination pour les arts et les cultures étrangères, la danse mauresque trouve sa place dans les festivités accompagnant son arrivée triomphale dans la capitale. Ici, la performance ne se limite plus à une simple évocation guerrière, mais se transforme en une mise en scène raffinée, annonçant les futurs ballets de cour.
L’usage de la danse mauresque dans ces événements répond à une double intention : d’une part, émerveiller le peuple par des images spectaculaires et colorées ; d’autre part, affirmer la supériorité du roi sur des figures ennemies stylisées. À travers ces performances, les danseurs costumés en Maures ou en guerriers exotiques incarnent des adversaires vaincus, tandis que le pouvoir royal, représenté par la présence du souverain ou de chevaliers chrétiens, triomphe symboliquement.
Un instrument de propagande politique et religieuse
Au-delà du simple divertissement, la danse mauresque dans les entrées royales parisiennes joue un rôle de propagande en inscrivant la monarchie dans un récit de conquête et de supériorité. À une époque où les rivalités entre la chrétienté et l’islam structuraient en partie la diplomatie européenne, la représentation chorégraphiée d’une victoire sur les Maures renvoyait directement aux enjeux politiques contemporains.
Dans un contexte où le royaume de France cherchait à affirmer son influence face aux puissances espagnole et ottomane, cette danse permettait de rappeler l’appartenance du souverain à un ordre chrétien dominant, garant de la foi catholique. Ainsi, lorsqu’Henri II fait son entrée à Paris en 1549, les festivités incluent des scènes où des figures mauresques sont représentées comme soumises ou intégrées au royaume par la volonté du roi. La danse, dans ce cadre, devient une allégorie du pouvoir civilisateur du monarque, capable de transformer l’altérité en élément contrôlé et maîtrisé.
De spectacle guerrier à divertissement raffiné, la danse mauresque s’est ainsi imposée comme un élément clé des entrées royales parisiennes, à la fois reflet des ambitions du pouvoir et témoignage de l’évolution des formes artistiques. Son usage ne se limite cependant pas à ces cérémonies : au fil du temps, elle influencera d’autres formes de spectacles de cour, notamment les ballets, où elle perdra peu à peu sa dimension martiale pour devenir un motif chorégraphique intégré aux grandes mises en scène royales.
Si la danse mauresque a trouvé un rôle privilégié dans les entrées royales parisiennes, c’est bien parce qu’elle servait la mise en scène du pouvoir monarchique. Il s’agit à présent d’examiner plus en détail comment cette danse s’intègre aux cérémonies royales et participe à la sacralisation du souverain à travers des performances soigneusement orchestrées.
La danse mauresque et la mise en scène du pouvoir royal
Si la danse mauresque trouve naturellement sa place dans les entrées royales parisiennes, c’est parce qu’elle répond à un double objectif : divertir et exalter la figure du souverain. En intégrant cette danse à des cérémonies fastueuses, la monarchie se met en scène de manière spectaculaire, transformant l’espace urbain en un théâtre où chaque élément – musique, décors, costumes, chorégraphies – participe à la glorification du roi.
Une mise en scène soigneusement orchestrée dans les rues de Paris
Les entrées royales sont des événements hautement codifiés, où chaque tableau joue un rôle précis dans la construction de l’image du souverain. Dès la fin du Moyen Âge, ces festivités intègrent des références mythologiques, religieuses et historiques destinées à légitimer le pouvoir du roi. La danse mauresque s’insère naturellement dans ces dispositifs en raison de son fort potentiel visuel et symbolique.
À Paris, l’itinéraire suivi par le cortège royal traverse des points stratégiques, marqués par des arcs de triomphe et des scènes vivantes où se déploient des performances spectaculaires. La danse mauresque y est souvent associée à des représentations de combats et de conquêtes, mettant en valeur la force du souverain. Lors de l’entrée de François Ier en 1515, par exemple, des danseurs costumés en Maures exécutent des figures guerrières devant l’Hôtel de Ville, tandis que des musiciens jouent des airs évoquant des batailles. Cette mise en scène illustre la victoire du roi de France à Marignan et son rôle de prince-chevalier, héritier des grandes traditions guerrières.
De la même manière, lorsque Henri II entre dans Paris en 1549, la ville est transformée en un immense décor théâtral où les spectacles de rue alternent avec des ballets inspirés de la Renaissance italienne. La danse mauresque y apparaît comme une forme d’allégorie du triomphe royal, soulignant à la fois la puissance militaire du royaume et son ouverture à des influences culturelles extérieures.
Une symbolique du pouvoir et de la domination
L’un des aspects les plus frappants de la danse mauresque dans les entrées royales est son utilisation à des fins de légitimation du pouvoir. Dans un contexte où le royaume de France cherche à affirmer son autorité face aux rivalités européennes et aux tensions religieuses, cette danse devient un moyen de représenter la victoire du roi sur ses adversaires.
La figure du Maure, dans ces mises en scène, oscille entre deux représentations : celle de l’ennemi redoutable, dont la défaite souligne la force du monarque, et celle du personnage exotique, dont la présence met en valeur l’universalité du pouvoir royal. Sous François Ier, la danse mauresque traduit une fascination pour l’Orient, perçu à la fois comme une terre d’étrangeté et un territoire à conquérir symboliquement. Sous Henri IV et Louis XIII, elle prend une dimension plus politique, illustrant la supériorité du roi sur les puissances musulmanes et protestantes.
Le choix d’intégrer cette danse aux entrées royales témoigne ainsi d’une volonté de spectacularisation de la domination. Dans ces performances, les danseurs exécutent des chorégraphies où les figures mauresques sont souvent vaincues ou soumises, renforçant l’image d’un roi victorieux et maître du destin de son peuple. Cette symbolique trouve un écho dans d’autres arts, notamment dans la peinture et la sculpture, où les représentations de captifs maures ou turcs sont courantes dans les décors royaux.
Une transition vers les spectacles de cour et le ballet royal
À mesure que les entrées royales évoluent, la danse mauresque commence à se détacher de sa dimension strictement militaire pour se fondre dans les ballets de cour, qui deviennent au XVIIe siècle un outil central de mise en scène du pouvoir. Sous Louis XIV, cette danse se transforme en une forme plus stylisée et intégrée aux grandes chorégraphies royales.
Dans les premiers ballets de cour du règne de Louis XIII, la danse mauresque est encore très présente, souvent associée à des représentations allégoriques de batailles et de conquêtes. Mais avec Lully et Beauchamp, sous Louis XIV, elle devient un élément d’un langage chorégraphique plus raffiné, où l’exotisme est mis au service du faste monarchique. Le roi lui-même participe parfois à ces spectacles, incarnant un souverain dont la puissance s’exprime désormais autant par la danse que par l’épée.
Ainsi, la danse mauresque, née comme une représentation guerrière dans les entrées royales, évolue progressivement vers un art de cour plus sophistiqué, où l’exotisme et la symbolique de la domination royale persistent sous une forme plus subtile.
L’évolution de la danse mauresque dans les entrées royales parisiennes témoigne donc de la transformation des formes de représentation du pouvoir. De spectacle militaire à divertissement de cour, elle illustre à la fois la fascination pour l’Orient et la construction d’une image royale magnifiée. Mais au-delà des cérémonies officielles, elle influence également d’autres formes de spectacles, notamment le théâtre et l’opéra, où elle continuera d’alimenter l’imaginaire de l’exotisme et du pouvoir absolu.
De la rue à la scène : la danse mauresque et son influence sur le théâtre et l’opéra
Si la danse mauresque trouve d’abord sa place dans les festivités urbaines et les entrées royales, elle ne tarde pas à s’immiscer dans d’autres formes de spectacles. Du théâtre de foire aux grandes productions lyriques du XVIIe et XVIIIe siècle, elle devient un élément récurrent des mises en scène où l’exotisme et la représentation du pouvoir s’entremêlent.
La danse mauresque dans les spectacles populaires
Dès le XVIe siècle, avec le développement du théâtre de foire à Paris, la danse mauresque quitte les cortèges royaux pour se retrouver dans des contextes plus satiriques et burlesques. Dans ces spectacles populaires, souvent donnés sur des tréteaux à la foire Saint-Germain ou à la foire Saint-Laurent, les références aux cérémonies officielles sont détournées avec humour.
Les danseurs de rue et les comédiens, inspirés par les fastes des entrées royales, réutilisent les motifs de la danse mauresque en les caricaturant. Les costumes exagérément colorés, les mouvements outranciers et les situations burlesques transforment cette danse guerrière en une parodie des ambitions royales. À travers ces spectacles, le peuple de Paris s’approprie une danse qui, à l’origine, servait à glorifier le roi.
Ce phénomène est particulièrement visible dans les comédies-ballets du XVIIe siècle, où la danse mauresque devient un élément comique récurrent. Molière et Lully, par exemple, intègrent à plusieurs reprises des danses d’inspiration mauresque dans leurs spectacles, souvent pour accentuer le caractère ridicule d’un personnage ou d’une situation. La référence à l’Orient et au monde musulman y est parfois utilisée pour moquer des figures de pouvoir ou exagérer les postures héroïques.
La danse mauresque et l’opéra baroque
Avec la montée en puissance du genre lyrique à la cour de Louis XIV, la danse mauresque trouve une nouvelle place dans les opéras et ballets. Jean-Baptiste Lully, compositeur officiel du roi, intègre régulièrement des danses inspirées des spectacles d’entrées royales dans ses grandes tragédies lyriques.
Dans Le Bourgeois gentilhomme (1670), par exemple, Molière et Lully utilisent une « danse des Turcs » inspirée de la danse mauresque pour tourner en dérision la fascination du personnage principal pour l’Orient et les manières aristocratiques. Cet usage satirique montre comment la danse mauresque, initialement porteuse d’un message de puissance et de domination royale, peut être détournée au profit d’une critique sociale.
D’autres opéras baroques intègrent la danse mauresque dans des scènes plus sérieuses, notamment dans les moments de batailles ou de triomphe. Dans Alceste (1674) et Armide (1686), Lully compose des ballets où des figures exotiques, souvent inspirées des représentations des Maures, évoluent dans des chorégraphies qui rappellent celles des entrées royales. Ces spectacles, donnés à Versailles ou à l’Opéra de Paris, perpétuent la symbolique de la danse mauresque comme manifestation de la grandeur monarchique.
Héritages et mutations de la danse mauresque dans les arts du spectacle
Avec la fin de l’Ancien Régime, la danse mauresque évolue et se transforme en fonction des nouveaux goûts et des nouvelles sensibilités artistiques. Au XVIIIe siècle, elle continue d’apparaître dans des ballets et opéras, mais sous des formes plus stylisées et moins directement liées aux cérémonies royales.
Sous la Révolution française et l’Empire, l’intérêt pour l’exotisme et les représentations orientales se renforce, donnant naissance à des spectacles inspirés de l’imaginaire des Mille et Une Nuits et des campagnes militaires napoléoniennes. Dans ce contexte, la danse mauresque, bien que toujours présente, perd peu à peu son ancrage dans la symbolique monarchique pour devenir un élément générique de l’exotisme scénique.
Conclusion
De la rue aux scènes de l’Opéra de Paris, en passant par les entrées royales et les comédies-ballets, la danse mauresque témoigne d’une fascination persistante pour l’exotisme et la mise en scène du pouvoir. Utilisée pour magnifier la figure du souverain dans les festivités officielles, elle se diffuse progressivement dans le théâtre populaire et l’opéra, où elle prend des formes nouvelles, parfois satiriques, parfois lyriques.
Au-delà de son rôle dans l’histoire du spectacle, elle illustre plus largement la manière dont une tradition chorégraphique peut être réappropriée et transformée au fil du temps. D’abord symbole de conquête et de domination, elle devient un élément du divertissement et de la création artistique, reflétant les évolutions des mentalités et des représentations du pouvoir.
Aujourd’hui encore, la danse mauresque continue d’inspirer les historiens et les artistes, qui y voient un témoignage de l’entrelacement des cultures et de l’évolution des formes de spectacle en Europe.
Sources bibliographiques :
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