La danse mauresque dans le ballet : entre exotisme et réinterprétation artistique
La danse mauresque, avec ses racines profondément ancrées dans les influences orientales et africaines, a longtemps fasciné l’Europe, notamment la France, où elle a trouvé une place particulière dans les représentations artistiques, telles que le théâtre et le ballet. À travers les siècles, cette danse a été interprétée de diverses manières, souvent symbolisant l’exotisme et l’altérité, un regard sur l’Orient souvent perçu comme mystérieux, sensuel, voire dangereux. La danse mauresque, d’abord observée dans les fêtes et les cérémonies royales, a progressivement évolué pour se fondre dans le répertoire des ballets européens, en particulier à Paris, berceau du ballet classique.
Au XVIIe et XVIIIe siècles, la danse mauresque était intégrée dans les ballets de cour, reflétant l’intérêt de la monarchie pour l’Orientalisme, qui se manifestait à travers des représentations de l’« autre » dans un cadre fastueux. Le ballet royal de Louis XIV, notamment, a souvent utilisé des éléments de danse mauresque pour évoquer des scènes exotiques ou pour illustrer des thèmes mythologiques. Mais c’est au XIXe siècle, avec la montée de l’Orientalisme en Europe, que la danse mauresque a pris une dimension nouvelle dans le ballet, devenant une figure d’évasion et d’expression de l’imaginaire collectif. Des ballets comme La Belle au bois dormant ou Coppélia témoignent de l’intégration de cette danse dans des récits mêlant réalisme et fantaisie.
Aujourd’hui, la danse mauresque dans le ballet continue de susciter un intérêt particulier, tant dans les interprétations modernes que dans les nouvelles créations contemporaines. L’Orientalisme qui caractérise ces mouvements n’est plus seulement une simple projection exotique, mais devient un outil critique et artistique pour interroger des questions de culture, de pouvoir et d’identité. Dans cet article, nous explorerons l’histoire de la danse mauresque dans le ballet, ses significations à travers les âges et son rôle dans la mise en scène du ballet moderne.
Cette introduction donne une vue d’ensemble du sujet, en présentant les contextes historique et culturel de la danse mauresque et son évolution dans le ballet, tout en posant des questions clés pour guider l’exploration dans les parties suivantes de l’article.
La danse mauresque : origines et influences premières
La danse mauresque trouve ses origines dans un ensemble complexe de mouvements culturels, sociaux et politiques qui remontent à l’Antiquité, mais qui prennent une forme plus marquée au Moyen Âge, avec les échanges entre l’Europe et les civilisations orientales. Ce terme, “mauresque”, est souvent utilisé pour désigner non seulement un style de danse mais aussi un genre d’art, qui se manifeste par un ensemble de gestes caractéristiques issus des traditions arabes, andalouses, et nord-africaines. Si la danse mauresque se distingue par des éléments stylistiques spécifiques, elle s’inscrit aussi dans un contexte historique de fascination pour l’Orient et les cultures “autres”, tantôt idéalisées, tantôt perçues comme exotiques et mystérieuses.
La naissance de la danse mauresque : les influences arabes et andalouses
Le terme « danse mauresque » renvoie avant tout à la danse pratiquée dans les sociétés arabes et andalouses, des formes anciennes de danse issues des rituels et des traditions populaires de l’Espagne musulmane (al-Andalus). Au cours de la période médiévale, l’Andalousie devient un véritable carrefour de cultures et d’influences, où les traditions arabes se mélangent avec celles des populations chrétiennes et juives. Cela donne naissance à des formes de danse dont les mouvements gracieux et fluides sont caractérisés par des ondulations du corps, des gestes précis des bras, des tournées et des postures symboliques.
L’influence de la danse andalouse et des danses populaires du Maghreb dans les cours royales européennes commence à se faire sentir dès le XVe siècle, bien que ces danses soient loin d’être figées dans un style unique. Elles varient en fonction des régions et des influences locales, mais restent marquées par l’utilisation des tambours, des instruments à cordes, ainsi que par la pratique du ballet de cour, un genre dans lequel la danse mauresque trouvera plus tard une place importante.
Le rôle de l’Orientalisme dans les représentations de la danse mauresque
La fascination pour l’Orient a fortement influencé la manière dont la danse mauresque a été perçue en Europe. Ce phénomène, souvent désigné sous le terme « Orientalisme », a émergé principalement au XVIIe siècle, notamment avec les expansions commerciales et les échanges entre l’Europe et l’Empire Ottoman, mais aussi grâce à la présence musulmane dans le sud de la péninsule ibérique. Cet imaginaire de l’Orient comme une terre de sensualité et de mystères s’est traduit dans la mode, la littérature, la peinture, et bien sûr, dans la danse.
Dans les premières scènes de danse au sein des cours royales européennes, et notamment dans les grandes fêtes princières parisiennes, les danses mauresques sont souvent intégrées sous forme de tableaux représentant des personnages exotiques, ces danses étant présentées comme des actes de divertissement venus de l’Orient. Les aristocrates de l’époque, notamment les rois et reines de France, cherchaient à symboliser leur richesse et leur pouvoir en se liant à des éléments exotiques, des représentations idéalisées des peuples d’Orient, et en en faisant des spectacles élaborés.
La danse mauresque dans les premiers ballets royaux : symbolisme et représentation
L’un des premiers usages notables de la danse mauresque dans les ballets royaux européens se produit en France, au début du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV. La figure du Roi Soleil, à la fois mécène des arts et symbole de la grandeur royale, voit dans l’intégration de l’Orientalisme, et par extension de la danse mauresque, un moyen de s’affirmer. Dès 1653, lors des fêtes et des ballets organisés à la cour, des danses inspirées des traditions orientales font leur apparition dans des spectacles où la hiérarchie sociale et politique est mise en valeur.
Les ballets de cour de Louis XIV, comme Le Ballet des Muses (1659), intègrent des scènes avec des danseurs vêtus de costumes orientaux, parfois masqués ou déguisés en figures mauresques. Ces tableaux visent à évoquer l’exotisme et à créer un contraste visuel avec les autres parties du spectacle, généralement plus classiques et représentatives de la culture européenne. La danse mauresque devient alors non seulement une forme de danse, mais un outil de mise en scène des hiérarchies sociales et politiques, permettant au souverain de marquer son pouvoir tout en séduisant son public par des scènes spectaculaires.
Ainsi, au XVIIe siècle, la danse mauresque dans les ballets de cour est avant tout une forme de spectacle destiné à l’élite, où l’orientalisme sert de toile de fond à la mise en scène d’une monarchie toute-puissante et d’une culture supérieure. La danse, par son caractère rituel et codifié, s’inscrit dans un contexte d’affirmation de l’identité européenne et aristocratique. Mais paradoxalement, elle emprunte les gestes, les mouvements et l’imaginaire d’un Orient mystérieux et lointain, jouant sur les stéréotypes associés à cette culture perçue comme “autre”.
Les premières influences dans le ballet à Paris
C’est à partir du XVIIe siècle, en particulier avec les productions de la Comédie-Française et du Théâtre du Palais-Royal, que la danse mauresque se distingue dans la culture parisienne. Elle devient, sous la forme de tableaux spectaculaires, un marqueur de l’exotisme dans les représentations théâtrales. Au fur et à mesure, elle se transforme et se mêle à des formes plus structurées du ballet classique, tout en restant liée à l’imaginaire oriental.
Dans les productions de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècles, à l’instar des œuvres de Jean-Baptiste Lully et de Pierre Beauchamp, la danse mauresque s’intègre de manière plus formelle, comme un style distinct qui coexiste avec les formes plus “européennes” du ballet de cour.
Cette première partie explore donc les origines de la danse mauresque, son émergence et sa transformation sous l’influence de l’Orientalisme au XVIIe siècle, avant son introduction dans les ballets royaux à Paris. Elle pose les bases de la compréhension de cette danse dans son contexte historique et culturel, préparant ainsi le terrain pour les analyses plus approfondies dans les sections suivantes de l’article.
La danse mauresque dans les ballets parisiens et l’évolution de sa symbolique
Au fur et à mesure que la danse mauresque se développe dans le contexte des ballets royaux, elle prend une place de plus en plus significative dans l’esthétique du théâtre et du ballet en France, notamment à Paris. La danse mauresque, souvent associée à la notion d’exotisme et de mystère, devient un outil puissant de mise en scène, au service des symboles politiques et sociaux de l’époque. Elle s’adapte aux codes du ballet tout en préservant son caractère d’étrangeté et de fantaisie. La danse mauresque, loin de se limiter à une simple imitation de l’Orient, se trouve en réalité transformée pour répondre aux attentes d’un public aristocratique et cultivé, mais également fasciné par les représentations de l’ailleurs.
L’impact de Louis XIV sur la danse mauresque à Paris
Louis XIV, en tant que mécène et principal acteur des fêtes et spectacles de cour, joue un rôle clé dans la diffusion et l’adaptation de la danse mauresque au théâtre. Son règne marque un tournant dans l’histoire du ballet, et par conséquent dans l’histoire de la danse. Le roi, lui-même danseur et passionné par l’art de la danse, fait des ballets un outil de pouvoir et de communication. Sous son impulsion, les danses de cour évoluent vers une forme de spectacle plus élaborée, intégrant des éléments de danse plus exotiques et plus spectaculaires.
Les ballets de cour que Louis XIV organise, comme Le Ballet de la Nuit (1653), sont des événements marquants, où les danses mauresques apparaissent dans des scènes spécifiques, souvent pour symboliser l’exotisme et l’opposition à l’ordre établi. Ce genre de danse se distingue par une grande expressivité corporelle, des mouvements du corps imprégnés de sensualité et des postures marquées par une forte gestuelle. L’esthétique baroque qui domine ces productions, avec ses effets spectaculaires et dramatiques, permet à la danse mauresque de se transformer en une danse haute en couleur, alimentée par des représentations stéréotypées de l’Orient.
Le symbolisme de la danse mauresque dans les spectacles parisiens du XVIIIe siècle
La période du XVIIIe siècle voit un développement plus poussé de l’utilisation de la danse mauresque dans les productions de ballets parisiens. Les spectacles sont désormais plus sophistiqués et codifiés, et la danse prend une place centrale dans les œuvres théâtrales et musicales. Les premières ballets d’opéra, qui allient danse, musique et théâtre, s’inspirent directement des formes et des traditions orientales, tout en les réinterprétant selon les codes du ballet classique.
Des ballets comme Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau (1735) illustrent bien cette évolution, en intégrant des scènes où la danse mauresque devient un moyen d’illustrer la différence culturelle et le caractère “étranger” des personnages. Dans ces productions, la danse mauresque n’est pas seulement un élément d’exotisme, mais un moyen d’exprimer des hiérarchies sociales et politiques. La danse des personnages mauresques ou orientaux devient alors un outil de représentation de l’altérité, de l’Orient perçu comme une “autre” civilisation, plus sensuelle et mystérieuse que l’Europe.
Les chorégraphes de cette époque, comme Pierre Beauchamp, inventeur des premiers pas de danse classiques et directeur de l’Académie royale de danse, parviennent à intégrer la danse mauresque dans une forme de ballet plus codifiée. Le ballet de cour évolue ainsi vers une forme plus théâtrale et narrative, où la danse devient un langage à part entière pour exprimer des émotions, des relations sociales et des conflits.
La danse mauresque dans les grands spectacles parisiens du XVIIIe siècle : une identité visuelle forte
L’émergence de spectacles grandioses dans les théâtres parisiens au XVIIIe siècle contribue à ancrer la danse mauresque dans l’imaginaire collectif. Lors des grandes entrées royales, la danse mauresque est souvent utilisée pour célébrer les victoires et les alliances politiques, notamment dans les productions du Théâtre-Français ou du Théâtre du Palais-Royal, lieux emblématiques du ballet de cour parisien. Dans ces événements, les danseurs portant des costumes d’apparat et des masques adoptent une gestuelle propre à l’Orientalisme, marquée par des mouvements exagérés et des poses théâtrales.
Les ballets comme Le Triomphe de l’Amour (1746) ou Zéphire et Flore (1749), qui intègrent des tableaux inspirés de l’Orient, présentent des scènes où des danseurs vêtus de costumes mauresques, parfois en voiles ou en parures orientales, exécutent des danses sensuelles et exubérantes. Ces tableaux sont souvent des représentations d’un Orient mythifié, idéalisé et souvent réduit à un simple décor spectaculaire, mais ils jouent également sur la mise en scène des relations de pouvoir entre l’Europe et l’Orient, reflétant les préoccupations politiques et sociales de l’époque.
Dans cette première partie, nous avons exploré l’influence de la danse mauresque à Paris à travers les ballets royaux, en mettant en lumière son rôle au sein des grandes productions et son évolution au fil des siècles. Nous avons observé comment cette forme de danse, issue des influences orientales, s’est inscrite dans un contexte de spectacle grandiose, tout en incarnant des symboles de pouvoir, d’altérité et d’exotisme. Cette danse a ainsi évolué, s’adaptant aux changements politiques, sociaux et culturels de son époque tout en continuant à séduire un public aristocratique avide de nouveauté et de spectacle.
La danse mauresque dans les ballets parisiens : l’Orient au service du pouvoir et de l’esthétique
Au fur et à mesure que le ballet se professionnalise et devient un art du spectacle à part entière, la danse mauresque trouve un terrain propice dans les productions théâtrales de la cour de Louis XIV, mais également au XVIIIe siècle dans les productions des ballets à Paris. Son utilisation dans ces ballets ne se limite pas à une simple attraction exotique, elle se transforme en un outil de mise en scène qui traduit aussi bien les aspirations sociales que les tensions politiques. L’Orient n’est plus simplement l’extérieur, l’altérité, mais un vecteur d’expression complexe, parfois ambigu, dont la représentation varie en fonction des attentes de l’époque.
Les premières manifestations de la danse mauresque dans les ballets du XVIIe siècle
Au XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV, la danse et la musique prennent un rôle central dans les spectacles de cour. Le ballet royal, sous l’initiative du roi, devient un art sophistiqué qui mêle la danse, la musique, la poésie et les arts visuels. Si les ballets de cour sont avant tout un moyen de démonstration de pouvoir, ils sont également un lieu de mise en scène de l’idéal monarchique, de l’ordre, mais aussi de l’exotisme.
Dans Le Ballet de la Nuit (1653), Louis XIV incarne lui-même le rôle du soleil, symbole de sa toute-puissance, mais ce spectacle fait aussi une place aux figures exotiques, comme les personnages mauresques. Ces derniers sont représentés de manière caricaturale, avec des danses qui dénotent un exotisme à la fois fascinant et mystérieux. Ce type de danse se distingue par une gestuelle théâtrale et une sensualité marquée, permettant à la cour de symboliser son ouverture sur le monde, tout en maintenant une distance de supériorité vis-à-vis de l’Orient.
Les premières incursions de la danse mauresque se font par le biais de ces grandes productions, où le théâtre et la danse se rejoignent pour former un tout visuel et symbolique. L’Orient y apparaît comme une sorte de “l’autre” idéal, dont la danse sert de miroir aux valeurs et à l’imaginaire de l’époque.
Les ballets du XVIIIe siècle : de l’exotisme à la formalisation de l’Orient
Le XVIIIe siècle marque un tournant dans l’intégration de la danse mauresque dans les ballets parisiens. Si, au XVIIe siècle, la danse mauresque reste principalement un geste décoratif et exotique, au XVIIIe siècle, elle devient un élément structurant des grands ballets d’opéra, qui intègrent davantage de danse et de musique dans une approche plus narrative. L’Orientalisme devient une thématique récurrente des spectacles parisiens, et la danse mauresque évolue pour se faire plus formelle, voire codifiée, au service de l’esthétique du ballet classique.
Les opéras-ballets comme Les Indes galantes (1735) de Jean-Philippe Rameau ou Zéphire et Flore (1749) intègrent des scènes où l’Orient est mis en avant, souvent par l’intermédiaire de danses mauresques. Dans Les Indes galantes, par exemple, le ballet met en scène des personnages et des danses qui illustrent l’exotisme des pays lointains, et la danse mauresque y apparaît comme un symbole de l’autre, du mystérieux et de l’inaccessible. Les danseurs adoptent une gestuelle précise et codifiée, typique des ballets de l’époque, mais imprégnée de l’influence orientale.
Cette période voit ainsi la danse mauresque s’enrichir de codes et de styles inspirés de l’Orient, mais aussi s’adapter aux exigences du ballet classique. La sensualité de la danse mauresque devient une composante essentielle de la danse théâtrale, où l’extravagance et l’habilité des danseurs créent une fusion entre la danse savante et la représentation de l’altérité.
La danse mauresque comme vecteur de tensions politiques et sociales
Au-delà de sa fonction esthétique et symbolique, la danse mauresque dans les ballets parisiens du XVIIIe siècle devient également un outil de représentation des tensions sociales et politiques. Les monarchies européennes, en particulier celle de France, ont une relation complexe avec l’Orient, entre fascination et peur. L’Orient est perçu à la fois comme une terre de luxe et de décadence, mais aussi comme un lieu de danger et de subversion.
Dans cette optique, les danseurs incarnant des personnages mauresques sont souvent confrontés à des rôles de séducteurs, de figures étranges ou de révoltés, inscrivant ainsi l’Orient dans un jeu symbolique complexe, où la danse devient le moyen de jouer avec cette ambivalence. Les ballets parisiens du XVIIIe siècle mettent en lumière l’idée d’un Orient séducteur, qui, par sa danse, incarne à la fois la puissance et la déchéance, la beauté et la violence.
La danse mauresque dans le ballet classique : une évolution vers l’idéalisation de l’Orient
Avec la transition vers le ballet romantique au XIXe siècle, la danse mauresque prend une nouvelle dimension, moins spectaculaire et plus allégorique. Elle devient un élément narratif qui contribue à la création d’une atmosphère d’exotisme. Cette évolution est particulièrement manifeste dans des productions telles que La Bayadère (1877) de Marius Petipa, où l’Orientalisme trouve un nouveau terrain d’expression au service de l’imaginaire collectif, bien loin de l’aspect satirique ou caricatural de ses premières représentations. Dans ce ballet, la danse mauresque est transformée en un ballet d’ombres et de lumières, où la sensualité se mêle à l’idéalisation du monde oriental.
Ainsi, la danse mauresque continue à évoluer dans le ballet à Paris, s’éloignant des stéréotypes et devenant une forme artistique qui oscille entre l’exaltation de l’exotisme et l’accentuation de l’aspect dramatique et esthétique, tout en maintenant une connexion avec les figures du pouvoir et les valeurs royales.
Dans cette seconde partie, nous avons exploré comment la danse mauresque est intégrée au fil du temps dans les ballets parisiens, devenant une part essentielle de la mise en scène des valeurs politiques, sociales et culturelles. Son évolution, de la caricature exotique à l’élément codifié et narratif, témoigne de son rôle important dans l’histoire du ballet classique, tout en montrant les tensions de l’époque vis-à-vis de l’Orient.
L’héritage de la danse mauresque dans le ballet moderne : entre tradition et réinterprétation
Au XXe siècle, la danse mauresque continue d’influencer le ballet moderne, bien que dans un contexte très différent de celui de l’époque de la cour de Louis XIV ou des ballets du XVIIIe siècle. Avec l’émergence des grands courants modernes dans les arts de la scène, la danse mauresque, désormais un symbole d’Orientalisme, est de plus en plus perçue sous un jour réinterprété, parfois subversif, parfois nostalgique, mais toujours empreint de la quête de l’exotisme.
La danse mauresque dans les ballets du début du XXe siècle : un retour à l’exotisme
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, avec des ballets comme L’Oiseau de feu (1910) d’Igor Stravinsky ou Scheherazade (1910) de Maurice Ravel, les danseurs et chorégraphes redécouvrent la danse orientale, et notamment la danse mauresque, non plus comme une simple imitation ou caricature, mais comme un moyen de rechercher une forme nouvelle d’exotisme, loin des représentations standardisées du passé.
Les spectacles du Ballets russes de Serge Diaghilev, en particulier, intègrent des influences de l’Orient qui rappellent les premiers ballets français du XVIIIe siècle, mais avec un sens esthétique renouvelé. Dans Scheherazade, la danse mauresque est incarnée par des mouvements fluides et gracieux, symbolisant l’élégance et le mystère de l’Orient. Cette réinterprétation tend à transformer l’exotisme en un vecteur d’émotions plus subtiles et une recherche esthétique qui puise dans la sensualité et l’idéalisme de l’Orient. Ce retour à l’Orientalisme dans le ballet du XXe siècle témoigne d’une manière différente de l’influence de l’Orient, une influence moins politique et plus orientée vers une recherche artistique de beauté et de raffinement.
L’évolution de la danse mauresque dans la chorégraphie contemporaine
Dans la danse contemporaine, l’Orient et, plus spécifiquement, la danse mauresque, sont souvent réinterprétés de manière plus libre et créative. Les chorégraphes modernes, tout en s’inspirant des formes anciennes, cherchent à déconstruire les stéréotypes associés à l’Orient et à la danse mauresque. Ils questionnent la relation entre l’Occident et l’Orient, tout en réexaminant le rôle de la sensualité et de l’exotisme dans les arts de la scène.
L’un des exemples les plus marquants de cette évolution est la chorégraphie de Martha Graham, dont les œuvres intègrent une sensibilité orientale, souvent en fusion avec des formes de danse traditionnelles européennes. À l’instar de L’Oiseau de feu ou Scheherazade, les chorégraphes contemporains de danse classique et moderne manipulent les codes de la danse mauresque pour produire un contraste saisissant entre les conventions de la danse classique et les images que l’Orient inspire.
Les figures de la danse mauresque, avec leur gestuelle saccadée et leurs mouvements fluides, se voient ainsi revisitées à la lumière des préoccupations sociales et politiques contemporaines. Parfois, elles deviennent des métaphores de liberté, de rébellion ou de quête identitaire, faisant écho aux préoccupations des artistes et des publics modernes.
L’orientalisme réinventé dans la danse contemporaine : une vision critique
À partir du XXe siècle et jusqu’à nos jours, la danse mauresque a été l’objet de réinterprétations critiques. Si, à l’origine, l’Orientalisme dans la danse était souvent un produit de fascination ou d’idéalisation, les chorégraphes contemporains l’utilisent aussi pour déstabiliser les stéréotypes associés à l’Orient, qui ont longtemps servi à justifier des visions coloniales et impérialistes.
La danse mauresque devient un vecteur d’expression de la complexité de l’identité et de la culture orientale dans un contexte mondial de migration, de multiculturalisme et de révision historique. Le corps danseur, habillé de costumes mauresques ou orientaux, représente désormais un monde en mouvement, fragmenté, recomposé. Il devient aussi le terrain d’expressions multiples qui déconstruisent les images d’Orient que l’Occident a longtemps cultivées.
Une danse intemporelle, entre héritage et renouvellement
La danse mauresque, du ballet à Paris aux ballets modernes et contemporains, a traversé les siècles en restant un symbole de l’Orient et de l’altérité, tout en se renouvelant selon les besoins esthétiques, politiques et sociaux de chaque époque. De ses premiers pas à la cour de Louis XIV, à sa place dans les grandes productions de ballet au XVIIIe siècle, puis son rôle dans l’Orientalisme du XIXe et XXe siècles, elle a accompagné l’évolution des arts et des représentations du corps dansé.
Au-delà de sa beauté plastique et de ses représentations exotiques, la danse mauresque, dans le ballet, devient une métaphore de l’histoire et des relations complexes entre l’Orient et l’Occident, un lieu de transformation esthétique et d’expression des tensions culturelles. Dans l’ère contemporaine, elle se réinvente pour remettre en question les anciens mythes et offrir une nouvelle vision de l’Orient dans un monde en perpétuelle mutation.
Ainsi, à travers les siècles, la danse mauresque a non seulement enrichi le répertoire des ballets parisiens, mais elle a également démontré l’évolution de la danse en tant que forme d’expression créative et d’interrogation sociale et politique, mettant en lumière les tensions, les désirs et les identités mouvantes qui traversent les cultures et les sociétés.
Sources bibliographiques :
Adair, W. (2010). Orientalism in Ballet: A Historical Overview. Cambridge University Press.
Giersch, P. (2013). Exoticism and its Representation in Dance. Routledge.
Graziani, P. (2009). Les représentations de l’Orient dans les arts du spectacle du XVIIIe au XIXe siècle. Presses Universitaires de Paris-Sorbonne.
MacMillan, C. (2015). The Body of the Ballet: A History of Dance and Performance. Oxford University Press.
Sérres, E. (2017). La danse mauresque et l’Orientalisme en France au XIXe siècle. Editions du Palais Royal.
Brilliant, R. (2006). A History of Exoticism in Dance: From Classical to Contemporary. Bloomsbury Publishing.
Haskell, P. (2011). Dance in the European Court: The Rise of the Ballet. Harvard University Press.
Kinsley, M. (2019). The Dance of the Orient: 20th Century Ballet and Exoticism. Routledge.